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La croisade

C'est celle qui se développe en permanence contre le gibier dont je veux parler, car on ne peut guère appeler autrement l'extermination légale des animaux qui embellissaient nos terroirs.

Le braconnage est de tous les temps, de tous les lieux. Il est l'ennemi du chasseur, et, à ce titre, le fait de braconner constitue un délit. Bien qu'il échappe le plus souvent à la loi, il a la loi contre lui.

Mais les chasseurs, à condition qu'ils n'utilisent pas les moyens prohibés et qu'ils chassent sur des terrains où ils ont le droit de le faire, peuvent tuer jusqu'au dernier lièvre, jusqu'au dernier perdreau, jusqu'au dernier lapin et vendre ces ultimes représentants des races vénaticiennes au su et au vu de tous les agents de la force publique.

Sauf le jour de l'ouverture, la chasse est ouverte de la nuit à la nuit. On peut y aller tous les jours, à toute heure, et ne laisser nul repos au gibier.

En été, les jeunes animaux n'ont pas de moyens de défense, et leurs parents, rescapés de la précédente offensive, ont oublié la méfiance qui leur avait valu, avec une chance extraordinaire, de sauver leur poil ou leur plume.

C'est le temps où l'on fait les plus belles journées, où l'on tire le plus et dans les meilleures conditions. Beaucoup de chasseurs profitent de cette époque pour prendre leur congé. Certains s'installent même sur les lieux de chasse et tuent à qui mieux mieux. C'est l'euphorie la plus complète, l'insouciance de l'avenir.

D'autres, qui disposent de moins de temps, vont faire un tour de deux heures, le matin ou le soir. De six heures du matin à huit heures du soir, il y a quatorze heures. Il est bien facile de trouver un peu de liberté pour aller tirer quelques coups de fusil.

Alors le gibier ne connaît ni repos ni trêve. Laissé par les uns, il est repris par les autres. Les plaines sont rapidement vidées de tout contenu, les bois pillés. S'il n'existait pas des réserves naturelles où le gibier, modifiant ses allures, se retire, il y a bien longtemps que beaucoup de chasseurs pourraient laisser rouiller leur fusil. Artisans de leur propre malheur, ils auraient, légalement, j'insiste sur ce mot, posé la pierre tombale de la chasse. On ne peut rien reprocher à personne, et je ne reproche rien, car ceux qui ont usé de cette liberté n'ont rien fait de contraire à la loi. Ils ont simplement joué leur chance dans la grande compétition pour la conquête du gibier qui appartient à celui qui le prend.

À cette grande pitié de la chasse en France, chacun propose des remèdes.

Repeuplement ? Certes, je ne médirai pas du peuplement des territoires par l'élevage ni des immenses services qu'il rend. Mais les expériences faites, ces dernières années, prouvent que ce remède ne saurait être une panacée, car il n'est praticable avec profit que dans des régions bien organisées.

Le meilleur des gibiers de repeuplement est le gibier autochtone. On l'a bien vu dans la zone méridionale, lors de l'occupation du territoire. La chasse fut fermée en novembre 1942 et ouvrit en octobre 1944. Il n'y eut donc guère qu'une saison et demie de fermeture pendant laquelle le braconnage resta sans surveillance. La pénurie des denrées alimentaires lui était même un encouragement. Et, cependant, les terrains de chasse se trouvèrent peuplés comme des chasses réservées. Les lièvres, dont on ne voyait presque plus la couleur, abondaient.

Cela ne dura pas pour les raisons que nous avons vues plus haut. Mais cela prouve bien que le repeuplement naturel est plus efficace et plus rapide que le repeuplement artificiel.

Interdiction de la vente du gibier ? Je serais partisan de cette mesure. Mais il faudrait qu'il y ait suffisamment d'élément de contrôle en place. De plus, je crains fort que, dans l'état actuel de nos mœurs, l'interdiction de la vente ne crée un marché noir du gibier où les trafiquants s'avéreraient autrement dangereux que des commerçants patentés qu'on ne pourrait d'ailleurs supprimer sans indemnité.

Alors que conclure ? Le nombre des chasseurs est plus grand pour moins de gibier. Il ne saurait être question d'interdire à quiconque l'exercice de la chasse, mais on pourrait chasser moins, de façon à rétablir l'équilibre dans une certaine mesure.

Notre vieille loi de 1844, bien que centenaire, a toujours une verte vigueur. Celles qu'on veut lui opposer dorment d'un profond sommeil dans les cartons des ministères. Au lieu de modifier la structure de notre loi, ce qui risquerait d'ajouter à la confusion, peut-être qu'un règlement intérieur analogue à ceux qui existent dans les chasses réservées pourrait avoir de l'efficacité.

Il est mauvais pour la chasse de poursuivre le gibier de la nuit à la nuit durant les longues journées d'été. Quelques heures judicieusement choisies seraient largement suffisantes.

Il est mauvais pour la chasse que le gibier n'ait aucun terrain où il puisse demeurer en paix.

Il est mauvais pour la chasse, lorsque le gibier est sans défense, de chasser tous les jours, car, étant donné le grand nombre de chasseurs, il n'a aucun lieu de repos. Autrefois, quand les chasseurs étaient peu nombreux, ils ne pouvaient chasser partout. En novembre et décembre, les journées sont plus courtes, le mauvais temps oblige souvent à rester à la maison, le gibier est plus fort et plus habile. On pourrait alors sans danger desserrer de quelques crans le règlement, ce qui résoudrait du même coup les objections qui peuvent être élevées au sujet du gibier de passage et du lapin.

Mais un règlement intérieur, s'il reste à l'état de convention, ne serait guère respecté par deux millions de chasseurs. On connaît la peine qu'il y a d'obtenir de huit ou dix actionnaires, dans une chasse privée, le respect de leurs engagements.

Je suis entièrement partisan de l'opinion que Frimaire exposait à ce sujet dans le numéro d'octobre 1951 du Chasseur Français. Ce serait l'affaire de l'État de donner force de loi à un règlement et de pénaliser durement ceux qui y contreviendraient.

Car il s'agirait là d'une mesure d'ordre public.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°661 Mars 1952 Page 135