Octobre a mûri une profusion de fruits sauvages. Dans le
fourré, les grappes vermillon de l'aubépine se mêlent aux boulettes bleuâtres
du prunellier, tandis qu'un alizier, au feuillage teinté de pourpre, voit ses
rameaux ployer sous le poids des baies dont il est chargé. Quelle aubaine pour
les passereaux, sédentaires ou de passage ! Bruants divers, bouvreuils,
merles, grives, et même des geais, accourent au festin et, dès l'aube, une
activité inaccoutumée règne dans le sous-bois. C'est le moment, muni d'une
légère carabine, de chasser à l'affût les grives de vigne, les « tourds »,
comme on les appelle chez nous. Installé dans un endroit propice, on arrive à
tuer dans sa matinée de quoi faire une succulente brochette. Le tir n'est pas
difficile, mais l'oiseau n'est pas toujours commode à déceler dans les
feuillages encore assez denses, et, lorsque les « tsitt-tsitt »
métalliques partent de tous côtés, la patience du chasseur est parfois soumise
à rude épreuve. Malgré cela, cinq à six tourds gonflent déjà la poche-carnier.
Mais quel est cet oiseau qui vient de se poser
brusquement en faisant pleuvoir des graines trop mûres ? Il reste immobile
un moment, puis, rassuré, commence à manger des baies d'aubépine. Ce n'est pas
une grive, encore qu'il en ait presque la taille, avec sa queue courte, son
corps massif et sa grosse tête ; et, aux claquements secs produits par les
noyaux qu'il écrase, aucun doute, c'est un gros-bec. Bientôt d'autres
claquements se font entendre dans le fourré et une petite troupe de ces curieux
oiseaux est maintenant attablée. Tâchons d'en choisir un en beau plumage ...
Clac ! un coup de carabine, la petite bande s'envole tandis qu'un oiseau
tombe de branche en branche et sautille sur le sol. Au moment où je veux le
saisir, il se met sur le dos et pousse des cris aigus. La main se referme sur
lui, mais il a saisi dans ses mandibules l'extrémité du médius et il serre,
serre, dans un sursaut d'énergie ... J'ai beau secouer les doigts, je ne
fais qu'aggraver le mal ! Ce n'est qu'en serrant la bestiole sous les
ailes que je lui fais lâcher prise, mais une double plaie en forme de V saigne
au bout de mon doigt ...
Maintenant, j'ai tout le loisir pour examiner ma victime. Quel
bel oiseau ! Son plumage est un mélange de couleurs tendres, qui s'harmonisent
parfaitement : tête chamois, avec le tour du bec, l'œil bordés de noir
profond et une petite tache de même nuance sous le menton ; la nuque est
gris cendré, le dos marron, allant en dégradant jusqu'au jaunâtre sur le
croupion. Les ailes, noires, sont coupées d'un large miroir blanchâtre ;
les rémiges sont d'un noir bleuté à reflets métalliques et les secondaires ont
leurs extrémités curieusement élargies, comme si on les avait écrasées à « rebrousse-poil ».
La queue est marron clair, blanche en dessous et bordée de noir sur les côtés ;
l'extrémité est terminée par un liséré grisâtre. Le ventre présente une couleur
rose jaunâtre unie. Les pieds sont rose clair et l'iris blanc. Les jeunes et
les femelles ont leurs couleurs moins vives. Mais ce qui fait surtout l'intérêt
de cet oiseau, c'est son bec. Il est énorme, court, bombé, très conique,
légèrement incurvé, avec les bords de la mandibule inférieure rentrants, et
d'une belle couleur nacrée. L'arête supérieure, ou culmen, se place exactement
dans le prolongement du front. De plus, la tête est grosse et les muscles qui
actionnent cette fameuse pince sont très puissants. Avec cet outil merveilleux,
le gros-bec n'est pas en peine pour écraser les noyaux et pépins les plus durs.
En effet, il dédaigne la pulpe des fruits, la triture sans l'avaler, cherche le
noyau et clac ! l'amande est débarrassée de sa coque et ingurgitée.
Si le froid n'est pas trop vif, ces oiseaux restent chez
nous tout l'hiver, surtout les années où les baies sauvages sont en abondance.
Au printemps, ils désertent les fourrés pour les bois, où on les trouve parfois
en groupes assez importants. Ils mangent alors des bourgeons, faute de mieux
sans doute. Ils ont l'air d'avoir une prédilection marquée pour ceux du charme,
et, perchés à l'extrême pointe des grands arbres, car ces oiseaux sont
farouches, ils poussent leurs pik ! pik ! de ralliement. Si nous
tirons un gros-bec en mars, nous le verrons dans sa livrée de noce :
couleurs plus vives, mais surtout — encore lui ! — surtout le
bec n'a pas fini de nous étonner ; il a perdu ses reflets de nacre et se
colore maintenant en indigo, avec le bord des mandibules plus clair.
Personnellement, je le préfère dans sa teinte hivernale, qui s'harmonise mieux
avec les couleurs du plumage.
En Sud-Ouest, les gros-becs nous visitent à peu près tous
les automnes depuis quelques années, mais en nombre très variable. Cette année
1950-1951, par exemple, il n'en a été observé que de rares exemplaires, alors
que l'an dernier ils étaient aussi nombreux que les grives.
Certains couples prennent parfois la fantaisie de nicher
chez nous. Le nid, assez bien construit, est soigneusement dissimulé dans un
arbre touffu : sureau, acacia boule, ou autre. Il contient quatre à cinq
œufs d'un vert clair parsemé de taches gris brun. Comme tous les granivores, au
moment des couvées, les gros-becs détruisent aussi des insectes pour la
nourriture de leurs petits. Ces oiseaux sont en nombre trop restreint, l'été,
pour causer des dommages importants aux arbres fruitiers, du moins dans la
région où j'habite. De plus, ils fuient le voisinage de l'homme et s'aventurent
peu dans les jardins. Quant au passage d'automne, il s'effectue dans une saison
où mûrissent en abondance des fruits et des baies divers, qu'ils peuvent manger
sans causer préjudice à personne.
Le gros-bec supporte bien la captivité, mais il n'est pas
intéressant en cage. Son chant n'a rien d'agréable, il est méchant pour ses
commensaux et, s'il vous pince un doigt ...
Mais sa chair est assez bonne et, comme il est classé
nuisible ou indifférent, on peut parfois, les années où il abonde, en faire une
brochette, où il voisinera avec quelques merles et grives de vigne.
Pierre ARNOUIL.
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