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Pendant l'averse

Les amis réunis par cette journée de décembre n'eurent pas de chance. On fusilla quelques lapins, puis ce fut la pluie fine, froide, continue. Heureusement, Albert était là.

Vous souvenez-vous de ce gai compagnon qui décida, il y a deux ans, de reprendre sa place dans l'armée de saint Hubert ? Il a tenu parole ; nous avons fait quelques bonnes sorties. Bien entendu Albert, de la météo, avait prévu un temps vif et sec ... Rassemblés autour d'une flambée, nous prolongions le repas. Les toutous, roulés en boules, fumants et puants, dormaient ou rêvaient. Leurs maîtres, plongés en d'amères réflexions, se demandaient s'il fallait mettre les fusils au fourreau, sauter dans les voitures et rouler quelque cent kilomètres avant d'enfiler les chaudes pantoufles ... L'averse redoublait de violence. La colline proche disparaissait derrière ce rideau mouvant. Sombre dimanche ! ...

Heureusement, dans ces moments-là, Albert se dépense sans compter. Alors le miracle s'accomplit : les visages crispés se détendent, des sourires paraissent, puis une franche bonne humeur épanouit les figures et se prolonge en éclats de rire. La conversation, d'abord sérieuse comme les articles du Monde, change de cours, émaillée de remarques piquantes. Albert sait tenir son auditoire en haleine. Il s'engage sur la route des souvenirs personnels, glisse doucement, aborde avec sang-froid les virages de l'exagération. Cela s'est fait insensiblement, naturellement, sans à-coups. La réalité s'est si bien fondue avec le mirage que l'auditeur, tout oreilles, reste un moment interdit avant d'y voir clair. S'il y a des protestations, Albert se drape dans une hautaine dignité outragée, cite une foule de témoins — trop souvent à l'étranger ou dans l'autre monde, — engage des paris et continue ...

La conversation roulait maintenant sur le marais. On parla Carmargue et autres lieux bénis. Canards et sarcelles passèrent, l'aile sifflante, puis vinrent les courlis, les vanneaux, les bécassines ... Ma première bécassine. Je la revoyais tuée en pleine colline dans la riante Montagnette qui, là-bas, près du Rhône, fait le gros dos, tandis qu'à ses pieds se dorent les chasselas. Les prairies de Barbegal avancèrent leur nappe d'argent piquetée de joncs au jardin des souvenirs. De fines voyageuses en jaillissaient ...

Soudain la voix d'Albert me ramena au milieu des amis médusés.

— Le rapide a écrasé ma première bécassine, annonçait-il gravement.

Étonnement général ... Pour vous conter cela, je me sens faible, désarmé. Les pauvres phrases ne rendront jamais le ton du chasseur. Il y manquera les gestes appropriés, ces silences qui en disent long ; comment rendre l'air satisfait, heureux, puis l'angoisse, la peur, le désespoir inscrits sur ses traits ? Seule une télévision parfaite pourrait reproduire un drame, un double meurtre, frisant la catastrophe.

Essayez d'imaginer une de ces belles chasses gardées de la Crau maritime, si semblable à la Camargue, par une radieuse journée d'automne. Le déjeuner a été succulent et l'optimisme règne sur toute la ligne ... Mais donnons la parole à notre héros.

— Nous avions fusillé des lapins toute la matinée et il en sortait toujours ... Fatigués de ce carnage, nous rentrions en suivant les bords du marais. Des bécassines partaient hors de portée. Jamais je n'avais pu en tuer une. D'ailleurs, moi, vous savez, je n'aime guère la plume ... Pour le poil, vous pouvez venir. Et au coup d'épaule ! ...

» — À vous, me crie V ... Bécassine ! ...

» Elle montait, montait. Ce n'était plus qu'un point. Je la tenais au bout du canon.

» Pan ! ... Foudroyée. Au moins, quatre-vingts mètres ... Une grosse, énorme ...

— Peut-être une double, hasardai-je.

— Non. Plus grosse encore ... Cette pièce me faisait davantage plaisir qu'un sac de lapins. Naturalisée, elle aurait une place toute trouvée sur mon bureau. Quelle belle journée ! ...

» ... Au soleil couchant, je prends place dans le cabriolet de V ... Douze cylindres. Un capot de trois mètres. Et l'arrière d'une ligne ! ... Avec une pareille machine, on était vite rentrés ... Nous roulions à 90-100 ... La voie ferrée à franchir. Quelle chance, la barrière restait ouverte. Bon conducteur, l'ami V ... ralentit. Le rugissement des douze cylindres devient un doux bruissement. Tout d'un coup, comme un tonnerre, le rapide de Paris ...

» Rrrr an ... Plus de capot. Et plus d'arrière ! ... À la même seconde, le Bordelais arrivait en sens inverse. Nous étions juste au milieu. Vous parlez d'une veine ! ... Pas une égratignure, mais abasourdis ! ... Une auto sans queue ni tête. Alors je pense : le fusil, le carnier, la bécassine dans le coffre ! ... Comme un fou, je saute sur la voie. Rien, pas une plume ! ... Ils me l'avaient écrasée, pulvérisée ! ... »

Restez sérieux jusqu'au bout et ne lui faites pas remarquer que le Bordelais devait être passé depuis au moins quinze minutes. « Il avait du retard, c'était un bis ou un ter ... », répondra-t-il, imperturbable.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Albert est consolé. Je lui ai vu descendre une bécassine — une bécassine toute simple, — mais elle a été tuée au vol, sans bavures, un soir de février, au bord de l'étang de Berre, sur l'emplacement de l'antique « Marthoméla » romaine que les Provençaux appellent maintenant « Merveille ».

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°661 Mars 1952 Page 139