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Une chasse à l'éléphant

À tous les Tartarins coloniaux.

« Ils (les éléphants) s'avancent à ma rencontre avec leur démarche résignée et pompeuse de grands empereurs malheureux. » (De Croisset, La Féerie Cinghalaise.)

À Saïgon, un soir d'orage, sous les ventilateurs de la terrasse du Continental, à l'heure sacro-sainte de l'apéritif, Omer Olivier, grand chasseur devant l'Éternel, mais aussi grand buveur, avalant d'une haleine la deuxième moitié de son second cocktail, Olivier, l'homme à la carabine, parlait ainsi :

— J'ai souvent chassé l'éléphant, ici même, je veux dire au Laos et en Annam, au Siam, dans les Indes anglaises et, surtout, en Afrique. J'aurais bien des histoires, parfois tragiques, à vous raconter sur mes rencontres avec ces sympathiques pachydermes auxquels j'ai, depuis, déclaré une paix perpétuelle, sans parler de toutes les anecdotes plus ou moins étranges, peut-être véridiques, à moi confiées par maints disciples de saint Hubert — si tant est que saint Hubert ait jamais chassé l'éléphant, — disciples blancs, jaunes ou noirs. Mais j'aurais beau fouiller dans ma mémoire, je n'y trouverais certes rien d'aussi original dans cet ordre de choses que ce qu'il advint, il y a pas mal de lunes, quelque part dans la jungle équatoriale, au Moyen-Congo ou dans l'Oubangui, je ne me souviens plus au juste, à un brave et digne missionnaire des Pères du Saint-Esprit.

» Oyez plutôt, reprit Olivier, cette mirifique aventure dont, à quelques détails près, je vous garantis l'authenticité : il y a des choses qu'on n'invente pas ! C'était vers la fin du jour, à l'heure où les lions vont boire, comme disait le père Hugo, où les lions vont boire, du moins dans celles des brousses tropicales ou équatoriales fréquentées par le roi des animaux, car dans le pays dont je vous parle abondent plutôt éléphants, rhinocéros, hippopotames et gorilles, sans oublier la douce tsé-tsé, au charme endormeur. Donc, ce soir entre les soirs, notre missionnaire déambulait à son habitude non loin du fleuve, suivi d'une quinzaine de négrillons, catéchumènes plus ou moins convaincus mais, à coup sûr, petits-fils, sinon fils, de très authentiques mangeurs de chair humaine : cela se passait sous le pontificat de Léon XIII, du temps que monseigneur Augouard, l'évêque des anthropophages (Sa Sainteté dixit), exerçait ses fonctions de Chef de Rayon de la Providence (c'est ainsi qu'avait coutume de le désigner, assez irrespectueusement, mais en toute sympathie, un administrateur quelque peu athée).

» Suivant sa coutume, le Père, habile tireur, portait un fusil déjà ancien, arme redoutable entre ses mains exercées. Tout à coup, à une assez courte distance, apparaît aux yeux des petits Noirs, toujours affamés et sous-alimentés, un éléphant d'assez belle taille, se dandinant dans les hautes herbes. « Tire vite, tire, Père, voici de la viande pour tes enfants », supplient les gosses, enthousiasmés. Pas très rassuré, mais désireux, avant tout, de regarnir un garde-manger plutôt vide, l'excellent homme s'avance, épaule, vise, et une double détonation retentit, alertant dans la forêt les nombreux animaux en quête d'un gîte sûr pour la nuit ; l'éléphant s'écroule, touché à mort, semble-t-il ; en même temps, deux diablotins du plus beau noir, qui semblent surgir de dessous la formidable bête, s'enfuient à toutes jambes. Pour le Père, vieil habitant de la colonie, et pour les jeunes autochtones, de l'émotion, certes, mais aucune surprise : il s'agit évidemment de deux de ces pygmées dont Stanley révéla jadis la mystérieuse existence sous le couvert de la grande forêt équatoriale. Ces Babingas — lisez les hommes à la lance, — chasseurs intrépides, n'hésitent pas à se faufiler sous le ventre d'un éléphant en marche et à le transpercer d'une solide hallebarde longue de deux mètres ; après quoi il n'y a plus qu'à se sauver rapidement et suivre la piste du colosse, qui ne tardera pas à succomber dans une terrible agonie. L'étonnement de nos chasseurs affamés n'allait venir que plus tard quand, s'approchant à la suite du Père, qui avait rechargé son fusil en toute hâte, ils découvrirent ... un toit de case que les négrilles déménageaient, toit de forme elliptique, semblable à un œuf fendu dans le sens de la longueur, comme tous ceux édifiés de toute antiquité par les Babingas : ce toit, fait de feuilles imbriquées rendues grises par les intempéries et la fumée et se balançant sur les épaules des deux porteurs, pouvait, de loin, faire illusion et, en vérité, avait trompé, et de quelle façon, des yeux pourtant bien exercés ... et c'est pourquoi ce soir, comme beaucoup d'autres, les membres de la Mission, blanc et noirs, durent se contenter pour tout potage d'un peu de manioc ... »

Les grondements de l'orage s'éloignaient, la pluie diminuait d'intensité et, sur le sol luisant de la rue Catinat, roulaient les roues caoutchoutées des voitures revenant du classique « Tour de l'Inspection » — on en était encore, en Cochinchine, au temps des Équipages, et les automobiles, trop peu nombreuses, n'auraient pas permis, comme plus tard, les grandes randonnées d'avant dîner ... Et, tandis que s'allumaient les globes électriques, sans doute pour ajouter un peu de couleur locale à l'histoire que nous venions d'écouter, barrissait à pleine trompe, dans le Jardin botanique voisin, le jeune éléphant privé, coqueluche de tous les enfants de Saïgon, européens et annamites — on ne disait pas encore Vietnamiens ...

— Boy, un autre cocktail, commanda Orner Olivier, qui ajouta : ce souvenir de l'Afrique noire m'a donné soif, comme s'il avait besoin de cette excuse.

Albert GUILLON.

Le Chasseur Français N°661 Mars 1952 Page 140