En Allemagne, plus que partout ailleurs, le rapport intégral
et la recherche du gibier blessé ont de tout temps été considérés comme vertu
première de tous les chiens de chasse. Le principe des chasseurs allemands est
diamétralement opposé à celui des chasseurs anglais. Pour ces derniers (1), le
rapport et surtout le pistage sont interdits aux chiens d'arrêt, étant tenus
pour inciter ceux-ci à porter le nez bas, à rompre prématurément l'arrêt et à
raccourcir sa distance. Les chasseurs allemands, au contraire, exigent de leurs
chiens d'arrêt le rapport, le pistage et bien d'autres fonctions dont nous
allons parler. Avant de les examiner et d'en tirer des conclusions, il convient
d'en justifier la raison par le mode de chasse en Allemagne. Le nombre des chasseurs,
dans les 250.000, quatre fois plus qu'en Angleterre et huit fois moins qu'en
France, dont la population est deux fois moindre, fait de la chasse un
privilège, car peu de gens ont le goût de la pratiquer et la chasse gardée y
est la règle. Cette situation met les chasseurs allemands dans une position
voisine de celle des chasseurs anglais ; leur conception opposée de
l'usage du chien vient à la fois du sens utilitaire qui les caractérise, de
leur terrain et du gibier.
Sans doute, comme ailleurs, la chasse en plaine s'y pratique
dans sa forme classique ; mais les forêts y sont nombreuses et profondes,
beaucoup sont en pays accidentés et des marais recèlent des oiseaux abondants
et variés. Si le petit gibier y est plus nombreux qu'en France, peu de chasseurs,
comme en Angleterre ou chez nous, n'ont que lui pour unique objectif. Le gros
gibier, très abondant, est surtout recherché ; il est chassé presque
exclusivement à tir ; or cette chasse se pratique autant au chien d'arrêt
qu'au chien courant, quand ce n'est pas sans chien, avec rabatteurs en battue.
L'emploi des armes d'un certain calibre est généralement interdit ; de
même, le tir à balle est seul autorisé pour les grands animaux à partir du
chevreuil. Ces restrictions font que souvent l'animal est blessé et va mourir
au loin, d'où la nécessité de chiens spécialisés pour que le chasseur le
retrouve. Les fauves et divers puants abondent en certaines forêts ; les
chasseurs les recherchent par sport et pour en réduire le nombre, afin de
protéger le gibier. En certaines régions, l'emploi des pièges est prohibé ;
il faut donc les tirer au fusil et, pour cela, il faut des chiens qui les
débusquent, les amènent devant les tireurs et, lorsqu'ils sont blessés, les
retrouvent.
Ces considérations, qui datent de longtemps, ont amené les
chasseurs allemands à une conception particulière de leurs chiens. Elles les
ont amenés à exiger des chiens courants des fonctions ailleurs jugées propres
aux chiens d'arrêt et à inculquer à ces derniers des mœurs et procédés propres
aux chiens courants. Ils ont même conçu des chiens particuliers, qui ne sont ni
d'arrêt ni courants, et pourtant aussi loin des spaniels que des terriers et
des retrievers anglais ; ce sont les chiens du rouge, ainsi nommés parce
qu'ils doivent suivre les traces de sang.
Le dressage de tout chien de chasse allemand tend d'abord à
affermir sa façon de chasser naturelle. S'il est d'arrêt, il doit quêter en
battant assez de terrain sans sortir de la main de son maître ; chercher
l'émanation directe en portant le nez haut, quand le terrain, le scent et le
gibier s'y prêtent ; tenir l'arrêt très fermement, ne le rompre qu'à
l'ordre ou en cas de nécessité, par exemple pour mettre à l'essor un gibier
dont le chasseur ne peut avoir connaissance et pour l'envoyer dans sa
direction. Il doit, bien entendu, être à l'aise dans l'eau comme dans les
fourrés épais. Si c'est un chien courant, il doit lancer et mener à la voix,
être de change et posséder toutes les qualités d'endurance et de nez propres à
ces fonctions. Sans doute, il est, comme partout ailleurs, des chiens dont les
qualités naturelles sont plus ou moins développées ; mais le dressage y
est toujours plus poussé et soigné.
Outre ce dressage classique, tout chien allemand en reçoit
un second, très particulier en ce sens que, s'il a le rapport pour objet, la
conception de ce dernier entraîne des prolongements et des raffinements
considérés ailleurs comme nuisibles au bon comportement d'un chien d'arrêt dans
ses autres fonctions. En outre, cette seconde partie du dressage revêt, pour
les chasseurs allemands, une telle importance que la valeur d'un chien semble
être appréciée par eux, plus par sa perfection que par les qualités qui font
l'objet de nos field-trials. De très nombreux concours ont seulement pour but
le résultat de ce dressage et, de tout temps, ils ont été appréciés plus que
les épreuves classiques, seules connues chez nous.
Le résultat à obtenir est que tout chien retrouve tout
gibier blessé, grand ou petit, qu'il le rapporte s'il est à la mesure de sa force,
sinon qu'il l'achève sur place ou le maintienne au ferme. En ce dernier cas, le
chien doit aboyer à la mort jusqu'à l'arrivée de son maître ; le chien qui
s'en acquitte est dit Totverbeller. Si l'animal est mort, le chien doit
revenir chercher son maître (qui l'attend à l'endroit où il l'a quitté) et le
conduire sur place ; le chien qui est apte à ces fonctions est dit Totverweisser.
Bien que procédant d'aptitudes innées, parce que l'atavisme
transmet le résultat de leur développement, les fonctions de Totverbeller et de
Totverweisser sont considérées comme s'acquérant ou se manifestant par dressage ;
c'est pourquoi, indépendantes de la destination naturelle des races, elles sont
demandées aux chiens d'arrêt comme aux chiens courants, chacun s'acquittant par
ailleurs de sa façon habituelle de chasser.
Voici un exemple d'épreuves variées pour chiens d'arrêt
allemands :
Épreuve en plaine selon le règlement normal pour chiens
d'arrêt en usage dans tous les pays ; aussitôt après, épreuve de rapport
sur la traînée d'un gibier perdu qui a été mourir au loin.
Les préparatifs pour cet examen consistent en ce qu'un aide,
chaussé de sabots neufs et tenant à la main une gaule à laquelle est attaché un
lièvre saignant (afin d'empêcher que les chiens suivent sa trace au lieu de
celle du gibier, si elle se confondait avec celle-ci), pratique une traînée
d'environ 300 mètres, en partie à travers champs, en partie à travers bois
clairsemé. Le conducteur amène son chien à l'endroit où le lièvre est censé
avoir essuyé le coup de feu, mais sans le tenir en laisse, et a le droit de
l'accompagner sur une longueur de 30 mètres et de le diriger depuis ce point.
Une durée de trois minutes est accordée à chaque concurrent pour retrouver et
rapporter le lièvre.
Le lendemain, travail aux rougeurs sur chevreuil.
Au moyen de chaussures à double fond imaginées à cet effet
et pouvant contenir un litre de sang, un aide exécute sous bois une traînée
d'environ 200 mètres à l'extrémité de laquelle est déposé un brocart. Grâce à
ce dispositif ingénieux, il s'échappe à chaque pas quelques gouttes de sang de
l'appareil en question, reproduisant assez exactement les rougeurs que laisse
derrière lui une pièce de gros gibier blessé. Le conducteur tient son chien à
la botte sur une longueur de 100 mètres en se laissant conduire par lui ;
il le lâche ensuite et attend sur place que le chien revienne à lui pour le
conduire à la pièce de gibier, ou l'appelle auprès de celle-ci par ses cris, ce
qui est toujours préféré. Il est accordé cinq minutes à chaque concurrent pour
accomplir sa tâche.
Après cette épreuve, on passe aux suivantes ; attendre
le maître et garder un objet ; broussailler à l'ordre devant le maître ;
chercher un gibier perdu sans rougeur ni traînées. Puis épreuves sur mordants :
étrangler en cinq minutes un renard attaché. Ensuite, poursuite d'un canard
entravé dans les roseaux d'un étang ; rapport d'un canard en eau profonde.
Vous croyez que c'est tout ? Lisez encore le compte
rendu de la dernière épreuve du « Griffon-Club » à Hesse, le 18 avril
1896. Elle n'était pas particulière aux griffons, mais commune à tous chiens
d'arrêt et encore en vigueur aujourd'hui. Cette épreuve n'est que l'application
des fonctions de Totverbeller décrites ci-dessus. On peut se contenter de
l'esquisser en quelques mots, car sa valeur est limitée au mode de chasse
employé exclusivement en Allemagne pour le brocart et le cerf :
Épreuve de voix.
— « Il est d'usage, dans ce pays-ci, entre autres
utilisations du chien employé à la chasse au bois, de s'en servir comme limier
pour suivre aux rougeurs la voie du brocart ou du cerf blessés. On comprend que
cette adaptation de braves toutous continentaux aux fonctions d'un chien de
Saint-Hubert puisse avoir une certaine importance. Une fois la bête retrouvée,
le chien doit soit la tenir au ferme si elle n'est que blessée en appelant son
maître par ses cris, soit, si elle est déjà morte à son arrivée, indiquer par
sa voix le lieu où elle se trouve jusqu'à l'arrivée du chasseur. L'observation
du juge portait ici principalement sur la continuité et la persévérance des
concurrents à donner sous bois de la voix au commandement et sur le timbre et
l'ampleur de la voix elle-même, qualités qui la rendent propre à être entendue
de plus ou moins loin par le vent ou le mauvais temps.
» MM. de Gingins et Korthals, seuls concurrents
inscrits, ont présenté sept chiens remplissant tous parfaitement les conditions
du concours. L'an dernier, ces mêmes éleveurs en avaient présenté onze, dont
aucun n'avait refusé ce qui lui était demandé. Les concurrents, ayant tous
rempli exactement le programme, n'ont pu être classés qu'en raison de la beauté
même de la voix, ce qui n'est toutefois qu'affaire de goût personnel et de
sentiment musical. »
Tant de fonctions et ce dressage si particulier paraîtront
superflus à beaucoup de chasseurs de chez nous ; mais, en faisant la part
de ce qui est inutile pour nous, il n'en reste pas moins qu'un chien d'arrêt
ainsi dressé et entraîné est un animal fort utile ; ce qui résulte surtout
de cette conception, si opposée à celle des Anglais, c'est qu'un chien d'arrêt
qui piste et qui rapporte quand le besoin s'en fait sentir n'amoindrit point
ses autres qualités. Entre ces formules extrêmes, il en est une, intermédiaire,
conforme aux goûts et aux besoins de la majorité de nos chasseurs : c'est
la vieille formule française, dont le snobisme et les errements des concours
actuels feront bientôt perdre le souvenir. Il est temps d'en reprendre
conscience en conservant à nos chiens nationaux, par la pratique et par
l'émulation, les possibilités qui font leur raison d'être. Il y va de leur
propre avenir.
Jean CASTAING.
(1) Voir Le Chasseur Français, n°660.
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