À l'issue de la dernière saison routière, plusieurs
constructeurs de cycles ont pris la décision de supprimer leur service des
courses. Un tel service exige des sacrifices financiers qui s'élèvent de dix à
vingt millions annuellement. Ces sommes sont représentées par les appointements
du directeur sportif des membres de « l'écurie », de mécaniciens
spécialisés, par des frais de déplacement considérables et par de nombreuses
dépenses accessoires. Elles varient suivant le nombre et la valeur des coureurs
engagés par la firme. Les marques qui ont liquidé leur équipe reprochent aux
représentants de leurs couleurs de ne pas leur avoir rapporté des victoires
marquantes.
Si on se place au point de vue du simple bon sens, il
apparaît étrange que des succès ou des défaites puissent avoir des
répercussions sur la vente des vélos X ou Y. Qu'un concurrent, à l'issue de
deux ou trois cents kilomètres, devance ses concurrents d'une roue, voire de
quelques longueurs, cela démontre qu'il est le plus malin, ou le plus rapide,
mais cela ne prouve nullement que le vélo qu'il monte est supérieur à ceux de
ses adversaires. La logique ne triomphe pas dans l'affaire. Il est, prétend-on,
indiscutable que la victoire dans une épreuve classique est génératrice de
ventes accélérées et de profits.
Par suite de cet abandon, des professionnels se sont trouvés
sans emploi. Les meilleurs ont découvert rapidement un nouveau patron. Les
moins bons, ou ceux qui ont un trop fichu caractère, ont été condamnés à courir
à leur compte ou à se retirer.
Mais, dira-t-on, les coureurs cyclistes sont donc des
employés touchant des mensualités comme des comptables ou comme des
fonctionnaires. Nous pensions qu'ils vivaient grâce au produit des prix et des
primes. Nous croyions que leur métier était plus que tous autres instable,
fertile en risques.
Les gens qui parlent ainsi se trompent. Nos pédaleurs
touchent en fin de mois des salaires souvent mieux qu'honorables. Nous
pourrions citer les noms de coureurs qui, en 1951 encore, émargeaient pour
50.000 francs et plus. Ces coureurs, hâtons-nous de le préciser, ne sont pas de
grands champions. Ceux-ci ont les dents beaucoup plus longues.
Parmi les coureurs dont le traitement régulier atteignait ou
dépassait 600.000 francs par an, il en est plusieurs qui n'ont pas gagné une
seule course et qui ont multiplié les abandons injustifiés ! Que des
paresseux — s'il en existe parmi nos lecteurs — se mettent à leur
place. Voici des garçons assurés de vivre douillettement. Pourquoi
s'astreindraient-ils à s'entraîner sous le soleil ou dans la boue ?
Pourquoi se fatigueraient-ils à rouler huit heures de file pour terminer un
parcours ? Quelques contrats sur piste, des critériums faciles, avec
primes au départ, suffisent pour corser l'ordinaire.
Le malheur est que certains ont abusé du dolce farniente.
Ils ont trop tiré sur la corde et la corde a cassé ! Doit-on les plaindre ?
Si l'on veut que, même professionnel, le sport demeure le sport, on ne peut
l'assimiler à une occupation banale et, moins encore, à une occupation qui laisse
des loisirs illimités. Le sport est une lutte. Sa morale, brutale, est que le
vaincu succombe, soit éliminé. S'il pratique réellement pour son plaisir, qu'il
reste amateur et méprise les gains matériels.
En revanche, nous jugeons normal que d'authentiques vedettes
se fassent payer à leur prix. Elles sont rares et sont devenues
internationales, même du point de vue industriel, si l'on peut ainsi dire. Koblet
monte un vélo suisse en Suisse, un vélo italien en Italie, un vélo français en
France. Et pas gratuitement ! La prime qui lui a été attribuée pour sa
victoire dans le « Tour » était d'un million tout rond. Comme une
star, il a prêté son nom et sa photo à des savons, à des dentifrices. Le
Mexique lui a offert une tournée en qualité de journaliste. En moins d'un an,
il a gagné une fortune. Qu'on regrette que des savants soient réduits à la
portion congrue, d'accord. Mais, dans presque toutes les formes de l'activité,
les « as » sont largement rémunérés.
Koblet ne jouit pas d'un traitement de faveur. Notre Louison
Bobet est, lorsqu'il se produit de l'autre côté des Alpes, équipé et grassement
appointé par une marque italienne. La réciproque n'est d'ailleurs pas vraie.
Coppi, Magni, Bartali et tutti quanti ne prêtent pas leurs services à
des constructeurs étrangers. Des contrats stricts le leur interdisent.
Dans le petit groupe des champions, Coppi conserve, malgré
un déclin relatif, la grosse cote. Pour des exhibitions sur piste ou des
critériums, son cachet est de 200.000 francs. Bobet et Koblet ne touchent que
100.000 francs, Barbotin et les hommes de sa classe doivent se contenter de
50.000, ce qui nous paraît mieux qu'honorable.
Quel sort est réservé aux laissés pour compte des marques ?
Ils sont invités à courir « à la musette » ou à se borner à une activité
régionale. Le régime — naguère quasi général — qualifié
pittoresquement « à la musette » est le suivant. Les coureurs sont
fournis en machines et accessoires. Ils ne touchent pas de mensualités, paient
de leur poche leurs frais de déplacement. Mais une marque, en course, les
ravitaille, remplit leur musette et leur attribue des primes en cas de
victoire.
Le destin des régionaux est, quoi qu'il puisse paraître,
enviable. Habitant chez eux, menant la vie de famille, exerçant sagement un
métier leur assurant un salaire de base, ils ne sont pas menacés de chômer les
dimanches et jours de fêtes. Dans un rayon de 200 ou 300 kilomètres de leur
domicile, il y a toujours, pour eux, du printemps à la fin de l'automne, des
épreuves convenablement dotées. Ils ont même l'embarras du choix.
Cette prospérité du cyclisme régional explique l'attitude de
garçons pondérés qui, maintes fois sollicités, n'ont pas consenti à quitter
leur province pour tenter leur chance à Paris. Que nous ayons perdu quelques
champions, cela est certain, mais combien d'hommes, aussi, ne sont-ils pas
rentrés chez eux découragés, sans argent, sans emploi ? Le sport est cruel
pour ceux dont les ambitions sont plus grandes que les forces.
En terminant, nous mentionnerons une combinaison originale
imaginée par René Vietto. Ayant été privé du poste de directeur sportif qu'il
remplissait sans abandonner entièrement les compétitions, il a décidé de créer
la marque Vietto. Les camarades enrôlés dans son équipe seront ses associés et
ses représentants. Sans rémunération fixe, ils participeront aux bénéfices.
Ainsi ils feront l'impossible pour gagner et accroître la réputation de leur
firme. Au cours de leurs voyages, ils visiteront les clients. Ingénieuse,
l'idée est-elle pratiquement réalisable ? Il est possible que, le jour où
paraîtront ces lignes, Vietto en ait adopté une autre. Cabochard, hargneux,
mais énergique et courageux en diable, Vietto demeure l'une des figures les
plus expressives et les plus sympathiques du monde du sport. Possédé par la passion
du vélo, il ne consent pas à la retraite. Dix fois, il a subi des opérations
douloureuses pour rendre sa souplesse à l'une de ses « vieilles jambes ».
Nous le reverrons sur les routes, enthousiaste, pestant, sacrant, vouant
organisateurs et suiveurs aux pires supplices. Tant mieux : René Vietto
nous manquerait. Un caractère de chien, mais un rude bonhomme qui, lui, n'a
jamais volé l'argent qu'il gagnait.
Jean BUZANÇAIS.
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