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La "mémoire" des machines à calculer

Les machines à calculer électroniques ne méritent pas — nous l'avons montré (1) — leur réputation de machines magiques. Rien de neuf dans ces machines, sinon leur gigantisme, sinon les prodiges qu'apporte la technique électronique partout où elle s'installe ; rien qui n'existe dans les machines à calculer déjà banales dans nos bureaux, rien même qui ne soit contenu dans les principes de l'ancêtre des calculatrices mécaniques, la fameuse machine de Pascal. Simplement, au lieu de compter des impulsions mécaniques qui font tourner des roues dentées, elles comptent des impulsions électriques, ce qui leur permet d'avoir une « inertie » pratiquement nulle et d'agir avec une prodigieuse rapidité. Pour nous résumer : elles font ce que font les machines classiques, mais le font si vite et si invisiblement que cela nous semble de la fantasmagorie.

Seulement, à quoi servirait une telle vitesse si on confiait ces machines à des opérateurs humains ? Jongler avec des centaines de milliers de chiffres à la seconde, c'est bien. Mais quel surhomme pourra les fournir à la machine ? ... Comme un surhomme n'existe pas, on en vient à se demander pourquoi une machine qui fait une opération en 1/10.000 de seconde alors qu'il faut bien quatre ou cinq secondes à l'homme pour lui donner l'opération ?

La vérité, c'est que tout le mode d'emploi des machines à calcul est bouleversé. Elles ne sont plus commandées par un homme jouant sur un clavier, mais par des organes ayant enregistré un « programme », soit rouleau de carton perforé comme ceux des pianolas, soit film de cinéma où se succèdent de microscopiques traits noirs enregistrés par photo, soit des fils de fer où des signaux magnétiques ont été inscrits, comme ceux de certains procédés modernes de phonographie.

Autant de trous, autant de traits, autant de signaux, autant il y a d'impulsions électriques envoyées dans la machine : simple balayage du carton par un balai métallique dans un cas, exploration du film par une cellule photoélectrique dans l'autre cas, réception directe du signal électromagnétique dans le troisième. Dès lors, la vitesse avec laquelle la machine est alimentée en données chiffrées — le plus souvent chiffrées selon un code — est en rapport avec sa vitesse de calcul. C'est ainsi que, dans le procédé du « programme » sur film de cinéma inventé en France pour la nouvelle machine française, une cellule photo-électrique lit des traits de 1/200.000 de millimètre sur un film se déroulant devant elle à la vitesse du cinéma parlant ! Et ces chiffres sont introduits dans les calculateurs à un rythme qui atteint un million à la seconde !

Naturellement, il a fallu des opérateurs humains pour préparer ces programmes, pour les enregistrer sur leur support. Mais cet enregistrement s'est fait sur des machines auxiliaires spéciales ; un grand nombre d'opérateurs peuvent ainsi travailler à préparer de la besogne à la machine qui fera les calculs dans le temps d'un clin d'œil, étant libre aussitôt après pour d'autres travaux.

On voit bien ici qu'il n'y a aucune magie. La machine ne résout pas seule les problèmes. Ces problèmes sont mis en « équation » pourrait-on dire, sont chiffrés, sont posés par des cerveaux humains ; elle ne fait qu'exécuter les opérations « mécaniques » du calcul.

Mais comment les poser ? ... Simplement par une codification. Tenons-nous-en au film cinématographique. Un trait sur telle colonne verticale signifie « addition » ; un trait plus à gauche, soustraction, etc. Quant aux chiffres proprement dits, ils sont enregistrés, par exemple, à l'extrême droite. Un trait en tel autre endroit signifie : prendre tel nombre dans tel chiffreur de réserve. Ainsi, tout le problème est, peut-on dire, avalé par la machine électronique, qui ne fait jamais qu'obéir aveuglément aux ordres très précis de l'homme. Encore un coup, y a-t-il là un miracle comparable à tant d'autres que nous donnent certaines machines ?

La totalisation des impulsions électriques pose des problèmes techniques qu'il serait trop long d'évoquer ici ; mais il ne s'agit que de questions toutes techniques, non de quelque miraculeux principe. Disons simplement que la solution est donnée par ce que l'on appelle le « montage en flip-flop », connu en radio bien avant d'être utilisé pour le comptage des impulsions électriques. Il est essentiellement composé de deux lampes qui, montées en dérivation, laissent à tour de rôle passer le courant ou le refusent à chaque nouvelle impulsion ; une impulsion fait ainsi basculer l'équilibre du système ; d'où le nom de « flip-flop ».

Donc la machine est essentiellement composée d'un programme, d'un organe lisant ce programme et envoyant des impulsions, d'un compteur totalisant ces impulsions électriques. Il suffit d'ajouter un dernier groupe d'organes lisant les résultats et les imprimant sur des rouleaux de papier pour avoir le tableau général d'une machine à calculer moderne.

Mais, si le principe n'est pas « sorcier », les réalisations sont affolantes. Quelques chiffres vont le prouver. Les mastodontes américains ont jusqu'à 17 mètres de long et 2m,50 de haut ! Jusqu'à 23.000 lampes ! Jusqu'à 800 kilomètres de fils ! Et de telles machines sont logées dans des laboratoires atteignant 400 mètres carrés !

Le plus surprenant n'est cependant pas là : ce qui intrigue le plus le public dans ces machines, c'est leur « mémoire ». Oui, elles se souviennent de tout ce dont elles doivent se souvenir ; et elles utilisent leur souvenir au moment où elles doivent l'utiliser. Il semble que rien, dans aucune machine, n'ait davantage approché les facultés humaines. Et pourtant ...

À la vérité, la mémoire est, de toutes les facultés de l'esprit, celle qu'il est le plus aisé de reproduire mécaniquement. Qu'est la mémoire, sinon un enregistrement ? ... La merveille, c'est que, dans notre esprit, cet enregistrement se fasse sans que nous puissions même soupçonner ce qui est inscrit et sur quoi cela est inscrit. Mais, sur le plan de la mécanique, un « enregistrement » n'a rien que de très banal. Imaginons que, au lieu d'appeler « mémoire » cette faculté des machines à calculer, nous la baptisions « enregistrement ». Du coup, il nous semblerait tout normal que cette machine enregistre sur un support matériel quelconque les résultats partiels qu'elle a obtenus.

Car tel est le rôle de la mémoire de ces machines. Quand nous résolvons un problème complexe, nous devons, en parvenant à certains résultats partiels, les inscrire sur un coin de notre feuille ou les entourer d'un cadre qui les signale ensuite à notre regard lorsque la suite des calculs nous conduira à les utiliser. Eh bien ! ce que nous avons gardé un instant dans notre mémoire, ce que nous avons inscrit en réserve sur notre papier, où le conservera la machine ? ... Dans des organes que Louis Couffignal, en France, appelait « chiffreurs de réserve » jusqu'à ce que les Américains, avec leur sens habituel du pittoresque journalistique, les baptisent « mémoire ». La mémoire est en somme un « programme » auxiliaire sur lequel, au moment opportun, à la commande d'un signe conventionnel enregistré dans le programme principal, les organes de lecture iront chercher le résultat partiel nécessaire et le réintroduiront dans le calcul.

Cet enregistrement, tout mécanique, n'obéit donc qu'à des ordres enregistrés par l'homme, par l'homme qui a posé très précisément le problème dont il demande la résolution matérielle à la machine.

Encore un coup, dans ces machines électroniques, le miracle n'est nullement dans quelque principe nouveau qui rapprocherait les mécanismes matériels et les mécanismes cérébraux, mais dans la rapidité des procédés électroniques, qui dépasse largement celle des processus de l'esprit.

Pierre DE LATIL.

(1) Le Chasseur Français de janvier 1952.

Le Chasseur Français N°661 Mars 1952 Page 185