Un marin ... Un navire …
— À celui que tente l'aventure, est-il appel plus
impérieux que celui qui se dégage des régions polaires ? Certes,
maintenant, celles-ci sont partiellement connues. Pourtant il est encore des
territoires et des zones marines mal définies, où un naufrage obscur termina
trop souvent un destin hasardeux. Tel est le fameux « Passage du
Nord-Ouest » qui, aux confins du Grand Nord canadien, unit le Pacifique à
l'Atlantique. Après des essais malheureux et meurtriers, le mystérieux Passage
fut reconnu et traversé pour la première fois d'est en ouest, en 1906, par le
grand explorateur norvégien Roald Amundsen. Mais il restait à le franchir
d'ouest en est, traversée aux difficultés supérieures à la précédente. Un homme
la tenta et la réussit : le sergent Henry Larsen, du célèbre corps de la
Police montée canadienne.
On peut sans doute s'étonner de voir un membre de cette
troupe d'élite, qui semblerait de prime abord affectée à quelque service
terrestre, réaliser ce magnifique exploit. Pareil étonnement ne se justifie
plus lorsque l'on sait que ces 4.000 hommes au légendaire uniforme rouge et or
sont chargés des fonctions les plus diverses, tant au Canada lui-même que dans
les régions les plus septentrionales du pays qui sont leur apanage exclusif,
territoires aussi vastes que l'Europe et dont la frontière s'arrête au pôle
Nord. Dans ces régions presque vides d'humains, leur rôle est de maintenir la
justice, secourir les malades et les indigents, recenser les Esquimaux, veiller
aux règles du piégeage, etc. ...
Commandant du Saint-Roch, un petit bateau de 104
pieds, construit douze ans plus tôt, H. Larsen n'ignorait rien des
traîtrises de la mer polaire où il avait navigué onze années durant, subi
quatre hivernages. Avec un équipage de huit hommes, il appareillait de
Vancouver le 13 juin 1940 et mettait le cap sur la mer de Behring, dont
les violentes tempêtes contraignirent les hommes à ne consommer parfois, dans
ce rude climat, que des sandwiches à la viande congelée. Après une escale à Teller,
ils jettent l'ancré à Point Hope ... Déjà les Esquimaux envahissent le
pont, proposant bottes de peau et vestes en peau de caribou. Comme le commerce
semble difficile, ils n'hésitent pas à offrir de la graisse de baleine, dont le
goût rappelle un peu celui de la noix de coco. Mais le regard des marins paraît
bien plutôt s'attarder vers des buttes vertes qui se dressent sur le rivage et
qui sont d'anciennes maisons faites de mottes de terre dont la charpente était constituée
de côtes de baleine. Comme les jours sont comptés avant que vienne la mauvaise
saison, le Saint-Roch se hâte vers Cap Smith, où se profile dans le ciel
transparent de l'Arctique le fin clocher de l'église la plus septentrionale du
monde. Sans s'attarder, il gagne l'île Herschel, puis Port Tuk-Tuk, où
l'équipage découvre avec stupéfaction des maisons de bois relativement
confortables. Enfin, après une courte escale au centre important de Coppermine,
ils gagnent la baie Walker, dans l'île Victoria, où ils connaîtront des mois
durant le long emprisonnement de l'hivernage.
Dans la nuit de velours.
— L'hivernage n'est pas le repos, comme certains
pourraient le penser. D'abord, il y a l'oppressante présence des ténèbres ...
Et puis il faut prévoir la vie nouvelle, c'est-à-dire transporter 40 tonnes de
glace qui assureront la provision d'eau douce, prévoir la nourriture des hommes
et des chiens à une température si basse que les filets de pêche, à leur sortie
de l'eau, s'immobiliseront comme d'immenses treillis métalliques congelés et que
les poissons, transformés sur-le-champ en un bloc de glace, seront empilés
comme des bûches. Il faudra encore soustraire le navire à la pression glaciaire
en déchargeant huile lourde et charbon, etc. Enfin, il faudra patrouiller à
l'entour, rendre visite aux indigènes ...
À peine viennent-ils d'être immobilisés que déjà accourent
les Esquimaux rieurs, qui se feront un plaisir d'accueillir l'équipage sous les
igloos de neige qui s'édifient ça et là ... Celui-ci se souviendra
longtemps sans doute de ce premier menu des banquises. Voici Larsen doté d'un
poisson fermenté qui bave encore ses intestins. Est-ce tout ? Non, pas
encore, car ses yeux suivent et s'inquiètent d'un étrange manège : la
femme esquimaude, de ses doigts pollués de graisse, pressure, étire avec
complaisance le morceau de phoque qu'elle lui présente ... Or voici qu'au
moment où il le porte à sa bouche son regard accroche, sur cette chair
triturée, des dépressions qui témoignent indiscutablement qu'une autre
dentition y a antérieurement fait déjà de larges brèches, puis, l'appétit
satisfait, en a sans façons fait retour à la grande marmite familiale. Mais
plus encore que l'écœurement, c'est l'angoisse qui étreint Larsen lorsqu'on lui
présente un foie d'origine suspecte ... En son esprit remonta alors
l'inquiétant souvenir des foies prélevés sur des victimes, rites jadis
pratiqués au temps du cannibalisme ... L'appétit lui revint pourtant
lorsqu'il apprit que ce foie n'était bien que celui d'un phoque. Simples
incidents d'ailleurs que tout cela ... Si le lecteur y trouve quelque
saveur (!), il ouvrira l'intéressant ouvrage de G. Tranter : En
sillonnant l'Arctique, qui nous inspira ces lignes ; il y goûtera le
subtil plaisir que peut trouver un Esquimau à consommer une tasse de thé dans
lequel a infusé un vieux torchon sale, oublié là par mégarde, ou encore à se
nourrir, aux jours de disette, de crottes de lapin trempées dans l'huile, ou
encore ... mais passons ...
Les voici de nouveau seuls. C'est « Christmas »,
la grande fête familiale de Noël. Un peu de mélancolie flotte dans l'air quand,
par la grâce des ondes, leur parvient, sinon la voix, du moins quelque message
des êtres aimés qui, loin, très loin vers le sud, ne sauraient en cette heure
oublier le cher absent.
Chant de mort sur les routes froides.
— Et voici que, peu à peu, les jours s'allongent, les
crépuscules s'attardent jusqu'à se fondre bientôt avec les aurores, les glaces
se brisent ... Le 31 juillet 1941, après un long silence de dix mois,
les machines du Saint-Roch redonnent la vie au vaillant petit navire
qui, maintenant, aborde le « Grand Passage ». Passons sur les dangers ...
Ils sont multiples, on s'en doute ... Plusieurs fois il paraît bien que la
dernière heure est venue du navire et de ceux qu'il porte. Mais toujours le
petit schooner reprend la route jusqu'en ce jour du 3 septembre 1941 où
ils sont de nouveau prisonniers des glaces, aux abords du pôle magnétique.
Deuxième hivernage dans les solitudes blanches ... Heures tristes,
doublement tristes : Chartrand, l'un d'entre eux, compagnon de tous les
instants, qu'ils aimaient de cette affection presque fraternelle qui unit ceux
que l'aventure jette sur des terres hostiles, Chartrand mourait brusquement.
Larsen, le premier, surmonta sa détresse : « Non, pas ainsi ...
Il y aura un enterrement ... Nous irons chercher un prêtre. » Le
prêtre était le Père Henry, à quelque 1.600 kilomètres de là. Mais, auparavant,
une sépulture fut donnée à l'ami disparu ... Quelques planches arrachées
au navire firent un pauvre cercueil qu'on déposa sur un tertre glacé, pendant
que dans le ciel se jouaient les aurores polaires ... Seul ! Non pas ...
Déjà les renards rôdaient, affamés, et demain peut-être les ours, contre
lesquels il fallut édifier un tumulus de blocs rocheux ... Et il n'y eut
bientôt plus sur la terre hostile que la chère dépouille abandonnée, et l'ombre
sinistre des bêtes affamées de la toundra ...
Larsen et son compagnon gagnent maintenant, à longueur de
journées, la résidence du Père Henry. D'étape en étape, de tempête en tempête,
qu'il faudrait des pages pour raconter, ils y parviennent enfin. « Je
viendrai au mois de mai », leur promit le missionnaire. Sur cette
promesse, les deux hommes reprirent la route du retour. Ils y peinèrent,
souffrant du froid, de la fatigue, de la maladie. Un jour de plus grande
souffrance, Hunt murmura : « Il me semble que j'ai du sable dans les
yeux. » Il n'en dit pas plus, mais ils comprirent qu'une menace terrible
pesait sur eux : la cécité des neiges ... Et l'affreux mot martelait
leur esprit à chaque pas qu'ils faisaient. Harassés, mornes, ils allaient la
mort dans l'âme jusqu'à l'instant béni où monta sur l'horizon le phare de Goya Haven ...
Sauvés, ils étaient sauvés ! Hunt allait recouvrer la vue, et sa joie ne
peut se décrire. Mais, épuisés, ils durent rester là deux semaines. Aussi l'on
devine avec quelle ardeur ils parcoururent les dernières étapes qui devaient
les jeter au seuil du Saint-Roch.
Mai vint ... Les fleurs de l'Arctique envahirent la
terre ingrate où reposait Chartrand ... Alors arriva le Père Henry. La
prière des morts s'éleva dans les solitudes ... Au garde à vous,
l'équipage rendait les derniers devoirs au camarade très aimé, parti avant
d'avoir tourné la dernière page du grand exploit qu'il avait rêvé d'écrire ...
Le 4 août 1942, le navire parvint à se libérer des
glaces qui l'enserraient ... Une dernière fois, Larsen et ses compagnons
contemplèrent le tertre reverdi et, dans leur cœur, monta un suprême salut :
« Adieu, Chartrand, adieu ... »
Brume, tempêtes, courants les reprirent ... Et leur vie
ne pesait pas lourd en tout cela ... Ils parvinrent pourtant à la Terre de
Baffin ... Quelques jours plus tard, les pins sombres du Labrador
montaient vers eux, une voile peupla l'horizon vide ... L'aventure
s'achevait après un magnifique périple de 17.000 kilomètres. Quand l'ancre
mordit les rivages d'Halifax, Larsen eut la joie de recevoir la médaille
polaire que lui attribuait le roi George VI.
Telle est, à peine esquissée, l'aventure du « Grand
Passage » … Larsen et le Saint-Roch allaient entrer dans
l'histoire. Une fois de plus, la mer polaire, où sombrèrent tant de destins
malheureux, avait trouvé son maître ...
Pierre GAUROY.
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