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Bécasseries

Pauvre bel oiseau ! on l'a baptisé de tous les noms. On a puisé sans limite dans le répertoire de l'amour à tel point qu'en lisant certains auteurs, qui de la Divine passent à la Mordorée, puis à la Belle, on croirait parcourir la carte du Tendre. Ils voient un mystère dans chacun de ses coups d'ailes. D'autres, plus matérialistes, lui ont fait une publicité gastronomique alléchante pour beaucoup trop de palais. Certains, poussant les choses à l'extrême, la mangent décomposée.

On lui a consacré toute une littérature, des livres et des numéros spéciaux de revues, des clubs. Celui qui la chasse est un bécassier. (Appelons donc, puisque nous y sommes, le chasseur de lapin un lapinier, de lièvre un lévrier, de perdrix un ... là je ne trouve pas un terme assez euphonique.) Elle se serait bien passée de tous ces honneurs mortels qui lui sont dévolus.

La bécasse est restée longtemps le gibier de prédilection de quelques dilettantes. Il doit y avoir dix ans à peine de cela, je chassais le long d'une rivière où on en trouve fréquemment. Des chasseurs de lapin au chien courant battaient des buissons. Les chiens effrayèrent une bécasse qui vida sa remise. Pas un de ces chasseurs ne daigna la saluer d'un coup de fusil et l'un d'eux s'écria : « Qu'est-ce que cet oiseau ? »

Actuellement tout le monde connaît la bécasse et son fameux mystère. L'autorisation de la chasser à la croule dans la demi-heure combien allongée qui suit le coucher du soleil est largement utilisée. Aussi ses chemins sont de plus en plus repérés et rares sont ceux qu'elle peut parcourir sans danger.

Pour moi, qui n'en mange jamais — pas plus d'ailleurs que de n'importe quel autre gibier, — je trouve un peu excessif le ton qu'on emploie à son égard et qui ne peut que concourir à sa perte. Elle est, certes, un de nos plus beaux gibiers, mais chaque fois qu'on en tue une il ne faut pas croire qu'on vient de percer un insondable mystère.

La bécasse est un migrateur et, à ce titre, elle subit les influences atmosphériques. Souvenons-nous du fameux passage de la Noël 1938, qui fit couler tant d'encre en son temps et dont M. Louis Ternier exposa dans les colonnes du Chasseur Français les causes et les conditions de façon si claire et si précise.

Pauvres bécasses ! Il était bien question de leur mystère, cette semaine-là ! Mourant de faim, elle n'avaient plus que le souci de vivre et la rigueur du temps leur imposa comme aux autres des allures d'où toute prudence était bannie.

Dans les bois de chênes verts où elle affectionne les cantons éloignés et touffus, les chasseurs parcouraient ce que nous appelons les « chaumadous », c'est-à-dire des bouquets d'arbres sur hautes tiges où les moutons s'abritent de la chaleur pendant les heures chaudes de l'été. Là, la couche de fumier est épaisse et elles pouvaient y trouver un peu de nourriture. On les fusillait à terre en plein jour. Ailleurs on en trouvait en découvert dans un repli de pré moins dur que le reste, dans un buisson au midi. Il y en avait dans les parcs, les jardins où on n'en avait jamais vu.

Ce fut un grand massacre dont la race paraît n'avoir pas trop souffert. Il est vrai que les événements qui mobilisèrent les hommes l'année d'après lui laissèrent un répit qui permit de réparer ses pertes. Mais prenons bien garde de ne pas abuser des bécasses comme on a fait pour les autres espèces. Leurs prix sur les marchés sont tentateurs et un nombre croissant de chasseurs leur portent de plus en plus d'attention.

Aux passées du soir et du matin, elle garde ses chances en raison de son vol capricieux, mais la répétition bi-quotidienne de son voyage aux mêmes endroits et aux mêmes minutes finit bien souvent par lui coûter la vie. J'apprécie autant que quiconque le charme incomparable de ces cinq minutes crépusculaires et la satisfaction qui suit un coup de fusil heureux.

C'est aux bains du soir que la bécasse court les plus grands dangers. Ce bain, j'ai eu l'occasion de l'observer souvent. Dans nos régions, elles ne viennent aux mares que par temps pluvieux ou humides. Ces soirs-là, tous les postes sont occupés. Il suffit de rester immobile dans l'ombre. Elles arrivent parfois à patte, parfois à grand bruit d'ailes. Lorsqu'elles sont dans l'eau, on les fusille sans peine aux cercles dont elles sont le centre et qui brillent des dernières lueurs du jour. Je connais des chasseurs qui en ont tué jusqu'à cinq dans le même affût. Deux et trois, cela n'est pas rare.

Aussi, quand les bécasses sont cantonnées, on peut dire que tous les jours elles sont attendues. Les crépuscules secs et venteux les éloignent des mares. Pour quelle raison ? Sans doute parce que, le sous-bois étant lui-même sec, elles sont restées propres. Le temps alors les protège.

Puis, avec l'hiver finissant, c'est le voyage du retour. Jusqu'au 31 mars, elles ne connaîtront pas la trêve. Pour continuer à les tuer jusqu'à cette époque, on invoque toutes sortes de raisons, dont la principale est qu'on élimine les mâles excédentaires. Allons ! le Créateur ne connaissait pas son métier. Heureusement que nous, les hommes, nous remédions à cette erreur.

Je vois croître sans cesse le nombre de ceux qui chassent la bécasse. Dans le cadre des lois, c'est le droit de chacun.

Mais j'ai bien peur que comme toujours en matière de chasse on ne songera à la protéger que lorsqu'il sera trop tard.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°662 Avril 1952 Page 194