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Chasse au Canada

Un beau doublé

J'ai passé une partie de la journée à faire du dressage ; par des paroles empreintes de douceur et des coups d'éperons sans méchanceté, j'ai essayé de mettre quelques grains de sagesse dans la cervelle de Pépita, ma nouvelle jument de selle, une petite bête cabocharde en diable, mais que j'aime pour son entrain et son intelligence.

J'ai galopé à l'aventure par ce beau jour d'octobre et le hasard veut que je débouche dans une clairière où Serge Louvier a installé sa ferme. Rien ne pouvait me faire plus plaisir, car j'aime beaucoup bavarder avec ce jeune fermier. Je mets pied à terre et j'aperçois aussitôt le maître de céans qui s'avance vers moi avec un large sourire.

— Hello ! Bob.

— Hello ! Serge.

Nous ne nous serrons pas la main ; cela ne se fait guère au Canada et ce geste un peu galvaudé en Europe garde ici toute sa valeur dans les grandes occasions.

— Tu es à même de casser ton broncho ? (dresser un jeune cheval).

— Oui, j'essaie.

— Tu arrives à point pour me donner, un coup de main, j'allais faire boucherie.

— Un veau ?

— Non, un cochon.

Et, sans attendre mon acquiescement, mon ami saisit ma jument par la bride et l'attache dans l'écurie devant un râtelier bien garni. L'idée de saigner un porc ne me sourit guère, mais il faut bien s'entr'aider.

Type curieux, ce Louvier. Marié, père de trois enfants, il n'a que vingt-cinq ans et est venu prendre une concession dans notre settlement il y a deux ans à peine ; dès le début, il a affirmé son excentricité et son horreur des sentiers battus.

La bâtisse en rondins qu'il construisit fut un losange et non un rectangle. « C'est pour mieux résister au vent », disait-il. Pour trouver l'eau, c'est un puits cylindrique et non un parallélépipède qu'il creusa (et pourtant quel surcroît de travail cela représentait, tant pour le terrassement que pour le coffrage !). « L'eau est plus saine, qui vient d'un puits rond », affirma-t-il. Je citerais cent autres traits de son originalité. Vain désir d'épater la galerie ? Non, je ne crois pas, mais plutôt manifestations d'un tempérament ne pouvant se conformer.

Oh ! certes, il n'a pas la cote auprès de tous les habitants du district ; les hommes sérieux, ceux qui tracent des sillons bien droits avec leur charrue, ceux dont les outils sont toujours bien rangés, ceux-là hochent la tête quand on leur parle de Louvier.

— Ton Serge, ricanent-ils, c'est un maudit tâteux ! (un haricotier).

Évidemment, ses récoltes ne sont pas parmi les plus belles, ses animaux pourraient être plus gras et un peu plus d'ordre ne nuirait pas dans sa cour de ferme. Qu'importe ! C'est un garçon charmant et fantaisiste ! Que la vie serait grise si nous n'avions autour de nous que des gens raisonnables !

Revenons à notre cochon, au cochon que nous nous mettons en devoir de saigner. Manié par la main inexperte de Serge, le coutelas ne pénètre pas dans la gorge de l'animal et ne lui fait qu'une longue estafilade ; effrayé, notre victime pousse un long grognement, nous bouscule et s'échappe par la porte restée entr'ouverte vers les taillis voisins. Mon ami a été prendre une petite carabine 22 à la maison et la corrida commence : courant et criant, il décharge son arme aussi vite qu'il le peut dans la direction du cochon, sans l'atteindre du reste ; ce dernier, qui manque d'entraînement, finit par s'accroupir tout essoufflé et nous tient tête, à nous et à Emphysème, le petit fox de Serge. Heureusement, le maître d'équipage n'a plus de munitions et je cours chercher à la ferme une hache qui mettra fin à la pénible scène.

Mme Louvier ne partage pas la gaîté de son mari. Elle sait trop bien qu'animal forcé ne donna jamais une viande de qualité. Nous échaudons et débitons le cochon, et l'on me retient à dîner.

Notre chasse à courre a éveillé en Serge les instincts de chasseur et il me propose d'aller passer quinze jours quelque part au nord pour tuer un chevreuil ou un orignal.

À vrai dire, cela ne me sourit guère, car j'ai passé ces deux derniers hivers à trapper et j'ai négligé un peu ma ferme. J'avais décidé de rester chez moi cette année pour « clairer » (défricher) une trentaine d'arpents que je pourrais défoncer au printemps ; et puis chasser avec Serge, ça n'est pas sérieux ! Il ignore les premiers principes de la chasse et, comme tireur, c'est une vraie mazette. Ce sera, plutôt qu'une chasse, un séjour, un vagabondage en forêt en compagnie d'un compagnon qui m'amuse beaucoup. Tant pis pour le défrichement, je rattraperai le temps perdu en en fichant un vieux coup au retour. Je me laisse donc tenter par ces deux semaines de camping et, finalement, j'accepte.

Je pose cependant quelques conditions. Serge se rendra à Prince-Albert pour faire établir un permis de chasse nous autorisant à tuer chacun soit deux daims sauteurs (nous les appelons des chevreuils), soit un orignal ou un cerf wapiti. Voyage assez long, car la distance est d'environ 80 milles et il compte y aller à cheval. Pendant ce temps, je ferai les préparatifs ; c'est que je connais l'imprévoyance de mon ami ; c'est un de ces numéros qui partiraient froidement vers le pôle Nord avec une boîte de sardines comme vivres de réserve et un mouchoir de poche comme toile de tente.

Pour deux semaines de camping, il nous suffira d'emporter quelques kilos de farine, de la levure pour faire notre pain, du sel, de la graisse, du thé, du tabac et des allumettes. Je n'oublierai pas mon petit poêle en tôle qui se plie comme un accordéon, bien qu'il comporte un four. Et puis ma tente, pas une tente pour rire en zéphir léger, mais une vraie maison en toile épaisse, dans laquelle on pourrait vivre confortablement tout l'hiver et à l'intérieur de laquelle nous placerons notre petit poêle, dont le tuyau passera par un trou pratiqué dans le toit protégé par une plaque de zinc et sera coiffé d'un treillage fin pour éviter le danger des escarbilles. Enfin, quelques couvertures.

Quelques jours plus tard, sans attendre la première neige, nous partions avant l'aube vers notre but : un coin de la forêt situé à quelque 60 milles au nord, coin peu fréquenté par les chasseurs rouges et blancs et où nous avons des chances de rencontrer du gros gibier.

C'est notre ami Fred Ouelette qui nous emporte dans son wagon à quatre roues tiré par deux petits poneys nerveux ; à la nuit, nous arrivons dans une clairière que je connais bien, tout près d'un petit lac aux eaux limpides.

Scène habituelle d'installation d'un camp de chasseurs. Fred nous quitte au petit jour, il viendra nous chercher dans deux semaines, en wagon ou en traîneau, suivant qu'il aura ou non neigé. Journée passée à confectionner nos lits avec des branchettes de pins et de la rouche sèche, à faire une provision de bois sec.

Et la chasse commence, si l'on peut appeler chasse ce vagabondage à travers la grande forêt ; il n'a pas neigé, ce qui rend difficile la découverte des traces, mais Serge a très vite oublié le but de notre déplacement, c'est-à-dire tuer une grosse bête ; c'est un esprit curieux que tout amuse : il resterait des heures à observer les acrobaties d'un écureuil dans les épinettes ; les lacs ne sont pas gelés et nous pêchons quelques brochets par des moyens de fortune. Notre grand sport est de capturer, à l'aide d'une longue baguette et d'un bout de ficelle, des « spruce hens », ces grouses des sapins, au plumage sombre et à l'œil cerclé d'une caroncule, qui nous contemplent sans aucune méfiance, perchées sur les basses branches des sapins ; malgré un léger goût de résine, leur chair est tendre et assez savoureuse.

Nous jouons à cache-cache avec les « chipmonks », ces adorables petits rongeurs, dont les formes sont identiques à celles d'un écureuil, dos en arc de cercle, queue touffue retroussée jusqu'aux oreilles ; identiques aussi leur vivacité, leurs cabrioles, leur espièglerie, ils sont gris rayés de bandes noires, et ce qui les rend si amusants à regarder, c'est qu'ils sont de la grosseur d'une souris ; je me suis laissé dire qu'ils s'apprivoisent très facilement et vivent bien en cage.

Bref, nous menons une vie d'écoliers en vacances. Et quelles bonnes soirées sous la tente, près du petit poêle qui ronfle ! N'empêche que nous allons revenir bredouilles : tout notre settlement se gaussera de nous. Serge s'en moque éperdument, moi pas, je suis trop chasseur pour n'avoir pas d'amour-propre. Qui eût pu prévoir que notre équipée allait se terminer en beauté, et cela in extremis !

La veille de notre départ, nous longions un creek encaissé entre deux collines, lorsque sur l'une des pentes, à environ trois cents verges, deux masses sombres attirent mon attention : des jeunes pousses de tremble m'empêchent de bien distinguer au premier abord ; mais j'arrive bientôt à les identifier : ce sont deux cerfs wapitis, dont je vois maintenant nettement les ramures gigantesques. Entre les dents, je murmure à Serge mes instructions :

— Je vais compter 1, 2, 3. Mets en joue, vise la bête de gauche et à 3 pèse sur la gâchette.

1, 2, 3. Une seule détonation ! Voilà des ordres bien exécutés ! Tout à l'heure, il est vrai, mon compagnon m'apprendra que sa carabine était vide. Pendant qu'il fouille fébrilement dans toutes ses poches pour trouver une cartouche, les deux grands ruminants se sont levés comme des ressorts et, affolés, se mettent à galoper en rond dans un petit cercle ; je ne cherche pas à m'expliquer ce manège insolite, mais je continue à tirer sur ces cibles mouvantes ; cinq fois tonne ma grosse 405. L'un des cerfs s'effondre, l'autre chancelle, s'agenouille et se couche lentement. Je bondis à l'escalade de la pente, suivi de mon compagnon qui m'explique en grimpant qu'il a fini par trouver des munitions. Nous ne sommes plus qu'à vingt pas : un des wapitis gît, étendu sans vie sur le sol ; l'autre, tête haute, est couché dans la position normale d'un animal qui se repose.

Serge s'avance, mais le cerf s'est levé brusquement et il détale au galop, laissant une large traînée de sang derrière lui ; c'est heureux qu'il n'ait pas chargé mon imprudent ami, lequel épaule et envoie une balle dans la nuque du fugitif qui s'écrase. Bravo ! Serge, Tu avais manœuvré comme le dernier des bleus, et, avec ce coup de carabine, tu viens de conquérir tes premiers galons de chasseur !

Un coup de couteau pour saigner les deux bêtes, que nous dépouillons et dépeçons sur-le-champ ; je n'oublie pas, d'un coup de hachette, de faire sauter les crochets qu'on trouve enchâssés dans la mâchoire des wapitis, de belles dents très recherchées par les membres de la loge américaine l'Elk, dont c'est l'insigne.

Fidèle au rendez-vous, Fred Ouelette vient nous quérir le lendemain avec son team de poneys. En plus de nos bagages, nous rapportons une belle provision de venaison et le souvenir d'instants palpitants.

Frenchy BOB.

Le Chasseur Français N°662 Avril 1952 Page 198