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Printemps

Avec le printemps et les premières hirondelles, est arrivée la fermeture de la chasse. De la chasse au gibier d'eau, s'entend, l'autre étant close depuis trois mois. Ces dernières journées de mars ont toujours été pour moi, avec celles d'octobre et les périodes de grande froidure de janvier, l'une des plus belles saisons cynégétiques de l'année. C'est, en effet, au cours de cette deuxième quinzaine de mars que l'activité voyageuse des migrateurs est, la plupart du temps, le plus intense. Si, dès la mi-février, quelques oiseaux pressés se sont mis en route pour le grand voyage bisannuel, ils ne vont, en général, pas bien loin ; car février est instable et présente des alternances de temps assez doux, avec des brusques retours de froid qui viennent arrêter la migration, parfois même faire faire demi-tour aux avant-gardes déjà en route pour le nord. Fin mars, au contraire, le froid est terminé et c'est le grand départ en masse.

Tous les oiseaux, alors, se rencontrent au marais et le long des fleuves et des rivières : grives, dont la chasse est tolérée en certains départements ; bécassines, pluviers, vanneaux, canards de toutes sortes, sarcelles, râles, etc. Tous nous offrent leur chasse si variée et si prenante. Seul le colvert est, depuis une dizaine d'années, « tabou » à cette époque bénie des chasseurs de sauvagine. Depuis la mi-février, le beau roi du marais ne doit plus être tiré. On sauve ainsi, paraît-il, pas mal de couvées, car le colvert s'accouple de bonne heure. Reconnaissons que l'intention est bonne ; mais si l'on veut se préoccuper de la protection du colvert, combien cette mesure paraît peu de chose par rapport à d'autres que l'on pourrait prendre et qui, hélas ! ne le seront jamais. Les canardières belges et hollandaises, les privilèges des inscrits maritimes détruisent certes bien davantage de canards que les quelques oiseaux que les chasseurs au fusil pourraient abattre jusqu'au 31 mars. Mais ni les unes, qui sont l'apanage de princes ou de quelques personnages fortunés, ni les autres, que maintiennent en vigueur des droits, paraît-il, acquis, sinon des influences électorales, ne sont près de disparaître. Mais ceci est une autre histoire.

À propos de cette fermeture anticipée de la chasse du colvert, il me souvient d'un petit fait qui m'arriva une des toutes premières années où cette mesure entra en vigueur. L'arrêté préfectoral indiquait que cette chasse était interdite à partir du 1er mars (on a plus tard avancé la date à la mi-février). Je chassais alors le gibier d'eau sur les bords de la Loire et faisais mes déplacements avec un vélomoteur que je remisais souvent à la gendarmerie où j'allais le reprendre, après ma chasse, pour regagner mon domicile à sept kilomètres de là. Ce jour-là, par chance, j'eus le bonheur d'abattre d'un doublé deux colverts dans un groupe de trois. Je fus, tout d'abord, tout heureux de mon succès. Mais soudain l'idée que j'étais en contravention vint éclore dans mon cerveau. « C'était hier le 28 février, me disais-je ; donc le colvert est fermé depuis hier soir. » Mes deux canards gonflaient considérablement ma poche-carnier. Comment faire pour aller chercher ma pétrolette chez les gendarmes ? Cette idée vint gâcher le reste de mon après-midi. Un paysan, qui gardait ses vaches dans la gravière, m'arrêta et nous causâmes un moment. Il avait vu, de loin, mon doublé et me félicita. Je ne pus, alors, que lui confier mon ennui.

« Mais, me dit-il, le 1er mars, ce n'est que demain : aujourd'hui, c'est le 29. » J'avais oublié, en effet, que si, précédemment, la fermeture avait bien eu lieu le 28 février au soir, c'était cette fois le 29, car l'année était bissextile. Le gros poids que j'avais sur le cœur s'envola. Je terminai ma chasse avec entrain, tuant encore deux bécassines. Et, quand je repartis, je pus montrer sans crainte aux gendarmes le produit de ma chasse.

On lève, il est certain, en mars, toujours des colverts accouplés. Mais si on ne tuait que le mâle, il n'y aurait point de dégât, car la cane, dès le lendemain, est pourvue d'un autre compagnon. Vous pouvez deux fois, trois fois, la faire veuve, son veuvage ne dure pas longtemps. Il se trouve chaque fois, en effet, un beau malard pour remplacer le disparu. Et j'ai eu l'exemple d'une cane en train de nicher qui eut, ainsi, cinq époux consécutifs jusqu'au jour où, enfin, on évita de passer dans le coin de marais où elle avait fait son nid que je pus admirer tout à mon aise. Il était établi dans une touffe de joncs ; c'était un véritable berceau bordé d'une grande couronne de duvet clair et léger, qui entourait une douzaine de beaux œufs légèrement teintés de vert pâle. Nous nous hâtâmes, mon compagnon et moi, de nous éloigner de l'endroit où, quelques minutes plus tard, nous vîmes revenir la cane dérangée.

Nous devons donc, en principe, présenter les armes au colvert qui se lève devant nous en mars. Je dis : en principe, car si, dans la journée, aucune confusion n'est possible quand le gibier est vu à portée de fusil, il n'en va pas de même à la passée du soir, où les canards n'apparaissent, le plus souvent, que comme des ombres fugaces et floues. « Vision fugitive », comme dit la chanson, et qu'on n'a pas le temps d'étudier suffisamment pour se rendre compte de son identité. Ce qui n'empêche pas que vous serez en contravention, car si on n'y voyait pas assez, vous dira-t-on, pour distinguer la nature de l'oiseau, c'est qu'il faisait nuit ; or la chasse de nuit est interdite. « Vous n'en êtes donc que plus coupable », vous dira, comme dans Courteline, le gendarme sans pitié. Et vous y serez bel et bien de votre procès. Heureusement, les gendarmes n'ont nulle envie de patauger dans les marais à l'heure où s'allument les étoiles.

Mais, tout en respectant le colvert, combien d'autres oiseaux s'offriront à vos coups ! Souchets, milouins, siffleurs sont autant de canards dont la chute brutale sur l'eau ou les bordures enchante le chasseur. Et les sarcelles, notamment les sarcelles d'été ! Voilà un bel oiseau de tir, dont je me suis toujours plu à contempler la jolie livrée claire et le poitrail maillé. On trouve encore les sarcelles d'hiver, souvent, elles aussi, accouplées et alors moins sauvages qu'aux mois d'automne ou d'hiver. En mars, vous les lèverez souvent, si elles sont bourrées, à courte portée et aurez ainsi la chance de leur faire faire la culbute. Mais attention : il y a de la place en dessous, quand une sarcelle s'élève en chandelle vers le ciel, comme elle sait bien le faire lorsqu'elle est surprise.

Maintenant, voyez, là-bas, cette bande d'oiseaux gris aux dessous blancs. Une douzaine, qui tournent tous ensemble, d'un même mouvement, puis rasent cette prairie à demi inondée et se posent. Ce sont des pluviers. Si vous n'avez rien pour vous dissimuler, inutile de tenter l'approche. Mais un fossé profond limite la prairie. Descendez, suivez-le sans bruit et, surtout, sans laisser dépasser chapeau ou fusil. Alors, quand vous serez en face de leur endroit de pose, risquez lentement un œil au ras des herbes : ils sont là, les uns courant, piquant du bec, d'autres dressés sur leurs pattes et la tête haute. Au bout du fusil appuyé sur le bord du fossé, un groupe de trois oiseaux se présente. Ne soyez pas trop gourmand et n'en cherchez pas davantage. Tirez donc si vous êtes à portée et vous aurez peut-être la chance pour vous : deux victimes sur le carreau, une autre qui, à votre deuxième coup, tiré à l'envol, va tomber en bordure ; estimez-vous heureux, car le pluvier doré est un oiseau farouche et aussi un excellent gibier.

Vous aurez aussi les vanneaux. Avec eux, vous le savez, l'approche n'est pas, non plus, aisée. Leur méfiance est extrême et ils se posent, la plupart du temps, en terrain large et découvert. Il est rare que vous les voyiez s'abattre à proximité d'une haie, d'un taillis de roseaux, d'un talus, d'où il vous serait facile de les approcher. Il faut être posté pour avoir des chances de les tirer. Alors, dans ce cas, peut-être viendront-ils se poser à portée si vous connaissez le lieu où ils ont coutume de vermiller ou pourrez-vous tirer dans la bande si elle vient à passer non loin de vous ou sur votre tête. Quelle débandade, alors, à votre coup de feu ! Les uns plongent, d'autres montent, d'autres basculent sur leurs grandes ailes, dans l'affolement de la surprise. Et vous n'êtes pas près de revoir de sitôt leurs battements d'ailes noirs et blancs, qui vont se perdre à l'horizon ou tout au haut des nues.

Si, cependant, les vanneaux ont lassé votre patience en déjouant toutes vos tentatives, je vous prédis plus de succès, et sans grande peine, avec les poules d'eau et les râles que ramène le printemps et que vous trouverez le long des fossés encombrés de roseaux, dans les grandes touffes de joncs, d'osiers ou de massettes ; pourvu, toutefois, que vous ayez un chien qui s'y entende à suivre sans trêve ces oiseaux excessivement fugaces, qui courent, plongent et piètent sans arrêt avant de se mettre sur l'aile. Quand ils se lèveront, enfin, lassés de la poursuite, souvent à quelques mètres seulement de vous, rien ne vous sera plus facile que d'arrêter de grenaille leur silhouette sombre dont les pattes vertes rasent les joncs ou les quenouilles des roseaux.

Enfin, puisque la chasse se termine, vous aurez l'occasion d'écouler, sans parcimonie, le stock des munitions qui vous restent en poursuivant les bécassines. Il y en a toujours quelques-unes, bien sûr, durant tout l'hiver ; sauf quand les grandes gelées, durcissant les vasières ou les bords du marais, les obligent à quitter leurs cantonnements habituels. Mais mars nous les ramène en plus grand nombre. Puissiez-vous tomber sur quelques rares journées où elles tiennent bien, vous permettant ainsi de faire parler la poudre. Si vous êtes bon tireur, tant mieux pour vous ; sinon, vous verrez votre cartouchière se vider à vue d'œil pour peu de victimes. Je vous souhaite, en tout cas, les succès d'un abonné breton qui me signalait dernièrement que les bécassines sont nombreuses dans sa région et qui, bien que n'ayant pas trop le temps de se livrer à la chasse à son gré, me dit en avoir rapporté « une centaine en quelques sorties ». Je lui tire respectueusement mon chapeau ! Et si le cœur vous dit, un jour, d'aller faire un tour à l'île de Groix (que mon correspondant ne m'en veuille pas de dévoiler le nom de ce paradis des bécassines), puissiez-vous avoir une pareille réussite.

C'est sur ce souhait que je termine. Vous voyez qu'avec le printemps c'est une abondance de gibier qui nous arrive. Et puis écoutez et regardez, tout autour de vous, le paysage du marais qui va renaître ou le cours sinueux de la rivière qui coule entre ses rangées d'arbres. Des mauvis, sur les peupliers, gazouillent sans arrêt ; des courlis, en criant, se poursuivent au-dessus des gravières. Des vanneaux tournent en piaulant. Du taillis de roseaux là-bas, monte le cri du butor : trois coups de trompe : « Up, up, up ! » qui semblent sortir des entrailles de la terre. Où est-il ? Là, à cent mètres, ou, tout là-bas, au fin fond du marais ? On ne sait. Mais je l'imagine immobile, perché sur une motte ou une vieille souche de saule, invisible parmi la végétation d'alentour. Son cou replié bouge à peine aux trois notes préliminaires : puis, d'un coup, et dressant son long bec vers le ciel, se détend pour la basse finale : « Uproumb ! » Et il reprend sa faction de sphinx. Quelques hirondelles, encore rares, arrivées de quelques jours seulement, rasent l'eau calme du marais où des plantes, larges et violacées, commencent à étaler leurs larges mains luisantes. Les brins des saules et des osiers, gonflés de sève, luisent au soleil ; les joncs reprennent peu à peu leur verte vigueur et, du sein des touffes mortes et affaissées par les gelées, commence à s'élever la pointe claire des jeunes pousses de typha.

Une douceur infinie plane sur les étangs.

Ultimes jours de chasse, dernières sorties, dernières victimes.

C'est le printemps qui renaît.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°662 Avril 1952 Page 201