Il est regrettable qu'en France l'on ne soit pas mieux
instruit sur les mœurs des animaux sauvages, partant sur les services qu'ils
peuvent rendre et, en contrepartie, sur les méfaits qu'ils peuvent occasionner,
tant à l'agriculture qu'à la chasse ; et cette critique s'adresse non
seulement à l'homme de la rue, mais aussi aux diverses administrations.
C'est ainsi que chaque année paraissent des circulaires
recommandant, sous peine de sanctions pénales, le « dénichage » des
nids de corbeaux (loi du 23 juillet 1907 ; loi du 24 décembre
1888, etc.) uniquement, parmi les principales !
Examinons donc la situation, d'un commun accord, sans parti
pris, à tête reposée, afin d'y voir clair.
On met dans le même panier, on confond tous les oiseaux
noirs sous la seule dénomination de « corbeaux », du moins chez les
personnes mal renseignées, et même, souvent, chez les cultivateurs eux-mêmes,
pourtant observateurs avertis.
En réalité, nous avons en France, soit à l'état
stationnaire, soit de passage, sept sortes de corvidés, huit si nous divisons
le freux en deux classes, celui à demeure chez nous, celui seulement de
passage, et ce sont :
Le grand corbeau (corvus corax), la corneille noire (corvus
corone), la corneille mantelée (corvus cornix), le freux (corvus frugilegus),
le choucas (corvus monedula), le crave (pyrrhocorax pyrrochorax),
enfin le chocard (graculus graculus).
Certains auteurs dénient même aux chocards et craves, qui
sont des oiseaux des Alpes et des Pyrénées, les appellations de vrais corvidés.
D'autre part, dans sa circulaire du 11 mai 1931, le
ministre de l'Agriculture reconnaît que, « parmi les sept espèces de
corbeaux vivant en France, trois seulement doivent être considérées comme
véritablement nuisibles : les corneilles noires, les choucas, les freux ».
Un mot d'explication est ici indispensable, suivant que l'on
considère ces variétés sous l'angle de la nocivité à l'agriculture ou à la
chasse.
La corneille noire ne cause aucun dommage aux récoltes ou si
peu, en raison de son nombre relativement restreint, car un couple s'adjuge une
étendue de chasse personnelle bien délimitée, mais est, en réalité, « un
véritable oiseau de proie, aux instincts et aux appétits de carnassier, que
redoutent beaucoup pour leurs élevages les gardes-chasses et les basse-courières.
Dans un rayon de 6 à 7 mètres autour de l'arbre qui portait un nid de corneille
noire, on a compté plus de 160 coquilles d'œufs, parmi lesquelles : 11 de
grive, 37 de faisan et 92 de perdrix ». (A. Chappellier, chef du Service
des Vertébrés au Centre national de Recherches agronomiques, Les Corbeaux de
France et la lutte contre les corbeaux nuisibles.) Bien des fois j'ai vu
agir des couples de corneilles noires avec une tactique laissant supposer un
véritable raisonnement, quand elles voulaient s'emparer de poussins, par
exemple pour nourrir leurs jeunes. Pendant que l'une d'elles attaquait la mère
poule, ce qui avait pour effet d'écarter les poussins de la bataille, l'autre,
perchée innocemment sûr un arbre à proximité, s'emparait de l'oisillon le plus
à sa portée, et toutes deux s'enfuyaient alors avec leur proie. La corneille
noire doit être détruite sans pitié ; peut-être cache-t-elle moins bien
son jeu que la pie, mais, alors que cette dernière donne parfaitement à
l'omelette empoisonnée, la corneille noire s'y laisse moins prendre. Le remède
héroïque contre elle est donc le fusil, quand elle couve ; mais il ne faut
pas croire qu'un seul oiseau tué la couvée est perdue dès lors. Le veuf ou la
veuve retrouvera rapidement un conjoint, d'où nécessité de continuer la
surveillance et de récidiver s'il est nécessaire.
Il en va de façon absolument différente pour le freux,
qui, lui, a l'instinct grégaire, ou de société, poussé au plus haut degré, ce
qui vaut sa perte et l'ire des cultivateurs mal renseignés.
À voir les immenses bandes qui, l'automne venu, s'abattent
sur leurs champs et, vraiment, leur occasionnent des dommages importants, ils
s'imaginent qu'il s'agit là de freux locaux dont, sur cette croyance, ils
demandent à juste titre la destruction. Or il n'en est absolument rien !
Ces freux viennent, pour la plupart, de l'est, Allemagne, Pologne, Russie,
etc., bandes énormes renforcées quelquefois de corneilles noires, de choucas,
et parfois de corneilles mantelées, mais noyés dans la masse des freux. Comme
on le verra un peu plus loin, tous disparaissent après avoir commis leurs
dégâts, précisément à l'époque où ils pourraient prouver leur utilité. Ils sont
donc nuisibles chez nous ... ils sont utiles dans leur pays d'origine.
Les détruire en masse ou seulement en diminuer le nombre en
quantité appréciable serait donc rendre un fier service, mais le ou les moyens
réellement efficaces n'ont pas encore été trouvés ; n'oublions pas qu'il
s'agit de millions et de millions d'individus. On a essayé le fusil, le poison,
les cornets à glu, les pièges, genre pièges à rats amorcés d'une souris ; les
épouvantails, les grappes de pétards détonants ont comme unique résultat de
rejeter les corbeaux chez les voisins ! À citer aussi le filet à deux
nappes utilisé depuis de longues années, notamment dans la région de Besançon,
mais interdit, en principe, par l'article 3 de la Convention internationale du
19 mars 1902 pour la protection des oiseaux utiles à l'agriculture ;
des exceptions peuvent être faites, cependant, « pour les oiseaux que la
législation du pays aura désignés comme nuisibles à l'agriculture locale »,
ce qui est bien le cas. D'autre part, l'emploi des produits à base de chloralose
a été réglementé, comme sa délivrance, par la circulaire du 17 octobre 1950.
Mais la situation change du tout au tout s'il s'agit des
freux du pays, des freux autochtones qui, en certains endroits, par
l'accumulation des nids sur un espace relativement restreint, forment ce que
l'on est convenu d'appeler des « corbeautières ». Il faut dire, à
l'intention de ceux n'en ayant jamais vu, que ces corbeautières sont
constituées par des milliers de nids et qu'il s'en trouve parfois une vingtaine
sur le même arbre, si le nombre de branches le permet. Ce sont ces nids que les
instructions officielles ordonnent de détruire entre le 20 avril et le 10 juin.
C'est là un système plus spectaculaire qu'efficace, pour qui sait voir.
Le freux, pas plus que les autres oiseaux de son espèce, est
loin d'être dépourvu de bon sens — et il sait le montrer à l'occasion, — voire
d'intelligence. L'article paru récemment dans un grand quotidien nous apprenait
qu'à Douai M. Helter possédait en « Coco » un véritable corbeau
savant obéissant à la parole, mieux encore, sachant prononcer son nom et auquel
son maître et dresseur prétend pouvoir apprendre à prononcer des phrases
entières.
Dans la réalité, que se passera-t-il en supposant même tous
les nids d'une corbeautière détruits ? Que l'on opère pendant la ponte ou
avant, poussés par l'instinct de la reproduction, les freux iront s'installer
ailleurs ; pire encore, car la théorie cartésienne refusant le
raisonnement aux animaux, les assimilant à des mécanismes plus ou moins bien
remontés, est périmée depuis longtemps, les freux dérangés de leur corbeautière
lors des éclosions se disperseront, iront faire une deuxième ponte ailleurs, et
vous ne pourrez plus repérer leurs nids, cachés par les feuilles.
La nature sait parfaitement ce qu'elle fait avec son juste
équilibre entre les êtres, équilibre que l'homme rompt souvent à son profit ;
le lion sert à modérer l'envahissement des ruminants, sans quoi plus une oasis
n'existerait ; les Hindous voient d'un mauvais œil la destruction trop
poussée des tigres, parce que, sans eux, leurs récoltes seraient détruites par
les sangliers, cerfs, antilopes de toutes variétés. Dans un ordre d'idées
analogue, moins relevé cependant, il n'est pas recommandé de détruire tous les
nuisibles sans exception, sous peine d'être envahis par les autres plus petits
nuisibles, souris, rats, mulots et autres parasites.
Sans vouloir totalement éteindre la race des freux chez
nous, il est possible : 1° d'en limiter le nombre ; 2° d'utiliser ses
services, ce qui semble un paradoxe, mais n'en est pas moins réel.
Et voici :
Suivant les années, au cours d'une période s'étendant entre
le 1er et le 15 mai, les jeunes freux commencent à « sortir »
en masse, expression consacrée indiquant le moment où, voulant s'essayer à
quitter le nid, les ailes encore trop faibles pour pouvoir voler ou faire de
longs vols, ils se perchent sur les branches à proximité de chez eux, du nid où
ils ont vu le jour. C'est un moment qu'il faut saisir. Du reste, il s'étend sur
plusieurs semaines, car, alors que des jeunes freux sont déjà partis au loin,
on trouve encore des œufs non éclos.
Étant donnée l'immobilité des futures victimes, on utilisera
donc la petite carabine rayée, à balle, soit du calibre de 6 millimètres, soit,
plus moderne, de 5,5 millimètres ou 22.
La mode est maintenant à la cartouche 22, notamment 22 long
rifle, munition à la vérité excellente, même un peu trop puissante. Les bosquettes
ordinaires, celles à charge de fulminate renforcée, sont suffisantes dans
beaucoup de cas, à moins que l'on n'ait affaire à des arbres très hauts, et
encore. Ceux qui ont l'habitude d'observer connaissent parfaitement la
puissance insoupçonnée de ces petites munitions. La chair des jeunes oiseaux
est tendre, le projectile y pénètre facilement. Il arrive que l'oiseau accuse
réception du coup, mais ne dégringole pas. L'on s'imagine avoir manqué et que
l'oiseau a bougé en entendant le sifflement de la balle ; pas du tout,
vous avez tiré dans le croupion ... où les atteintes ne sont pas mortelles !
Si vous vous mettez juste en dessous de l'arbre pour faciliter votre tir, de
manière à supprimer la branche sans aller jusqu'à l'oiseau, dans ce cas la 22
long rifle est à préférer. C'est aussi pourquoi, des tireurs s'intéressent à de
la distance et munissent leurs carabines de télescopes facilitant grandement la
visée, surtout sous bois sombre, mal éclairé.
On fait ainsi de très belles destructions, que l'on peut
arrêter à volonté du reste, et j'en arrive au point crucial de cet exposé.
Les parents freux nourrissent principalement leurs jeunes
avec de gros vers blancs, ces vers blanc donnent ultérieurement naissance aux
hannetons, ennemis si nets de la culture qu'en certains endroits, comme on le
sait, il a fallu les détruire au moyen d'épandages de produits nocifs, au
détriment de tous les petits oiseaux, dont tous sont détruits de ce fait !
La campagne sans oiseaux, c'est lui enlever son plus grand charme et, pourtant,
voilà ce qu'ont fait des directives nocives ou mal appliquées ; autour
d'une corbeautière, jamais l'on ne voit un hanneton, et la prétention que les
vieux freux s'attaquent aux pommes de terre, pour les pommes de terre, est donc
absolument fausse. Ils y cherchent seulement les vers blancs.
Si ce n'était un peu trop s'avancer, l'on pourrait dire
qu'avec du doigté il est possible d'utiliser les services des freux à l'instar
de ceux d'animaux domestiques ...
Une dernière remarque pour terminer ; vous trouverez
les jeunes oiseaux sortis à peu près toute la journée, aux époques favorables,
qu'il fasse beau ou qu'il pleuve, mais jamais par grand vent faisant osciller
les branches ; ils savent parfaitement qu'ils ont les pattes trop faibles
pour pouvoir se cramponner efficacement.
C'est par milliers que les jeunes freux sont occis de cette
façon chaque année ; quant aux « ramereaux » qu'à cette époque
on voit figurer sur certains menus sous ce nom ...
Mais il n'y a que la foi qui sauve !
Jacques DAMBRUN.
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