Entre la conception anglaise, chien d'arrêt et retriever aux
fonctions nettement séparées, et l'idéal allemand du chien de chasse apte à
toutes besognes, la vieille formule française établit le juste milieu. Solution
moyenne s'imposant, nous ne dirons pas au chasseur moyen, ce qui n'a pas de
sens précis, mais à la moyenne des chasseurs français, elle satisfait à la fois
la pratique et la raison. S'inspirant des aptitudes naturelles propres aux
chiens courants et aux chiens d'arrêt, laissant à chacun d'eux leurs fonctions
respectives, elle répond aux conditions de la chasse française, aux goûts et
aux moyens du chasseur rustique français. Ceux-ci, en général modestes, ne lui
permettent pas d'entretenir des chiens spécialisés, les uns pour la recherche
et l'arrêt du gibier, les autres pour le retrouver et pour le rapporter.
Cette spécialisation, en théorie, certes, idéale, n'est pas
à la portée de beaucoup de chasseurs. Du point de vue pratique, en outre, elle
n'est guère compatible avec la façon de chasser de la majorité. Se faire suivre
d'un retriever, tandis qu'un chien d'arrêt fait son travail, implique soit un
dressage approprié du premier, qui doit rester aux pieds du maître en attendant
d'exercer ses talents, soit un aide ou un garde qui le tient en laisse. Or tous
ceux qui pratiquent la chasse libre, c'est-à-dire la vraie, individuellement,
n'ont que faire d'un garde à leurs trousses ou d'un suiveur quelconque. Ceux
qui la pratiquent en groupe, dans les régions où il est impossible de faire
autrement, sont bien suivis d'un garde ; mais, chassant en battue, avec
des chiens hétéroclites parmi lesquels le chien d'arrêt est le moins indiqué,
et citadins déjà bien encombrés d'un unique auxiliaire, ils ne sauraient en
avoir deux. Hésitant sur le choix qui s'impose, ils seront toujours bien avisés
d'opter pour un spaniel, un teckel ou un fox-terrier, s'ils se rangent parmi
ceux de la troupe qui veulent lever le gibier ; si ces derniers sont
suffisants, ils feront bien, alors, d'opter pour un retriever plutôt que pour
un chien d'arrêt. Une minorité peut se permettre, en France, de chasser avec
ces deux chiens à la fois.
En bref, la spécialisation des chiens sur notre territoire
les range seulement en deux catégories : chiens d'arrêt et spaniels, d'une
part, et chiens courants, d'autre part.
La formule allemande, qui permet d'exiger les diverses
fonctions d'un seul et même chien, excellente pour les Allemands, est sans
valeur pour les Français : leur gibier est trop différent. Chez nous, il est
trop clairsemé pour que nous ayons l'occasion répétée de blesser un chevreuil
après avoir abattu des perdreaux ; notre terrain, aussi, est beaucoup
moins couvert, et les gros animaux voisinent rarement avec le gibier plume.
La raréfaction de ce dernier pourrait cependant dans l'avenir,
tout au moins dans certaines régions, imposer une solution que maints chasseurs
ruraux ont adoptée depuis longtemps : le corniaud, au sens propre du mot.
Produit d'un chien d'arrêt et d'une lice courante, ou inversement, ce dernier
se révèle apte à chasser les perdreaux et les cailles aussi bien qu'à lancer et
mener un lièvre ou un lapin ; certains rapportent instinctivement. Mais
cette solution, pratique pour la cuisinière, ne conviendra jamais à celui qui
considère avec raison l'arrêt classique comme la source de ses joies, pas plus
qu'à l'amateur des menées régulières et des concerts de belles voix. Au
surplus, les spaniels pourront toujours remplacer les corniauds.
C'est parce que son gibier et son terrain s'y prêtent que le
chasseur français, depuis des siècles, a considéré deux aspects de la chasse :
au chien d'arrêt et aux chiens courants, avec ou sans fusil. C'est parce qu'il
a toujours eu le sens profond des joies particulières attachées à ces deux
pratiques que longtemps il n'a pas songé à combiner une formule unique,
peut-être plus économique et plus apte à remplir le carnier, mais au prix du
renoncement aux joies que nous valent un bon chien d'arrêt orthodoxe ou
quelques couples de briquets. Et, si cette façon de voir s'amenuise un peu de nos
jours, c'est que la foule des chasseurs, en augmentant, comme toutes les
foules, ne gagne pas en qualité. C'est un signe des temps qu'au nom de la
pratique on renonce à beaucoup de joies ; et, pour ceux qui n'ont pas
connu ces dernières, il n'est point de renoncement. Mais passons ... Laudator
temporis acti, diront toujours les jeunes !
En attendant l'avènement du chien français universel, que la
diversité de nos gibiers et de notre terroir ne fait pas présager pour demain,
composons avec notre cheptel, corniauds, spaniels, chiens d'arrêt et courants,
étant certain que le retriever n'aura jamais chez nous qu'une minime clientèle.
Étant donné le mode d'utilisation du chien d'arrêt par la majorité de nos
chasseurs, il serait normal que leur aptitude au rapport soit prisée sur le
même plan que leurs autres qualités pratiques. Il en fut très longtemps ainsi,
surtout tant que les chiens continentaux constituèrent la plus grande partie du
cheptel national. Il y a trente ans, un chien qui ne rapportait pas (et nous
dirons plus loin le sens du mot rapport) était tenu en piètre estime ;
mais, peu à peu, on attacha de moins en moins de prix à cette qualité et, de
nos jours, on la considère souvent comme suspecte. Pendant longtemps les
field-trials de continentaux étaient suivis d'une épreuve de rapport sur gibier
caché, et les concours de rapport en ring, dans les expositions, constituaient
une attraction fort goûtée du public, auquel maints dresseurs professionnels
préparaient les chiens avec soin. Aujourd'hui les règlements des concours de
chasse pratique prévoient toujours l'épreuve du rapport ; mais il est jugé
suffisant que le chien ramasse une pièce tuée à découvert devant lui et, s'il
ne s'en acquitte pas correctement, on s'arrange ordinairement pour la lui mettre
dans la gueule, ou l'on oublie de le noter sur le rapport. Bien peu
d'expositions comportent encore un concours de rapport, encore moins avec le
sérieux d'autrefois.
Les raisons de ce discrédit sont de deux sortes. Les chiens
anglais, dont l'effectif s'est augmenté sensiblement au cours des dernières
années, ont été adoptés avec leurs méthodes de chasse, et, sans qu'on se
demande si celles-ci répondaient bien à nos besoins, on a persuadé les usagers
que le rapport était nuisible au port de tête, à l'arrêt, à la quête. Les
chiens continentaux, pour n'être pas en reste, ont voulu singer les Anglais ;
non seulement on les a mariés avec eux, pour leur donner des pattes plus
rapides, mais on leur a imposé leurs méthodes. La sagesse eût voulu que l'on
utilisât les qualités anglaises pour les adapter aux besoins des chasseurs
continentaux. Une minorité de ces derniers peut chasser selon la méthode
anglaise, et c'est elle qui a fait la loi. Cette minorité constitue, avec les
habitués des field-trials, la principale clientèle des dresseurs ; or ces
derniers, pour satisfaire leurs clients, ont abandonné le dressage au rapport ;
ils en ont perdu le goût, n'ayant plus l'occasion de voir récompenser leur
peine dans les concours ; certains en ont aussi sans doute perdu le tour
de main. Jadis, c'étaient souvent les femmes ou les aides des dresseurs qui se
chargeaient de ce travail ; n'ayant plus l'occasion de l'apprendre et
jugeant temps perdu de le faire, ils considèrent comme un fâcheux le client qui
leur demande de dresser son chien au rapport. Et l'on voit d'excellents
dresseurs déconseiller de faire rapporter un chien. Il est curieux que
l'engouement constaté aujourd'hui pour tous les chiens allemands, et qui
provient surtout de leur vrai dressage pratique, dont le rapport complet au
premier chef, n'ait pas pour conséquence de montrer que ce dernier ne nuit en
rien aux autres qualités et qu'il est un besoin pour la majorité des
utilisateurs de chiens d'arrêt en France.
Mais une autre raison fait que de moins en moins nos chiens
d'arrêt rapportent. La chasse fut longtemps une maladie de famille, héréditaire ;
tous les secrets de sa pratique sa transmettaient de père en fils et, parmi
eux, le dressage au rapport tenait une place importante. Parmi les innombrables
nouveaux disciples de Saint Hubert qui se révèlent chaque année, beaucoup sont
forcément exempts de toute hérédité ; les motifs de leur vocation (mais ce
mot convient-il à beaucoup ?) sont souvent fort divers : besoin de
prendre l'air, occasion de suivre un ami, de se créer des relations d'affaires,
ou seulement snobisme, etc. D'autre part, il faut convenir que, même dans les
bourgs provinciaux, chacun dispose de moins de loisirs qu'autrefois. Ces
circonstances font que beaucoup moins de chasseurs sont aptes à dresser leur
chien eux-mêmes et que, parmi ceux qui en sont capables, tous n'en ont pas le
temps. Et cependant il faut si peu de temps pour dresser un chien au rapport !
La vérité est que la vie moderne nous habitue à trouver tout tout prêt sans
autre effort que celui de payer et que, justement, le rapport ne se vend pas
chez l'armurier et presque plus chez le dresseur. Certes, on vend des traités
de dressage ; mais les lire et les appliquer, est-ce encore un plaisir
pour beaucoup de néochasseurs ? Je me souviens de la ferveur que je
mettais à ces lectures et à l'application de leurs leçons ; les joies
qu'elles m'ont procurées ne le cèdent en rien aux meilleures goûtées dans
l'exercice de la chasse ; beaucoup de ma génération peuvent en dire
autant.
Il faut, en France, redonner le goût du dressage au rapport.
Il le faut parce qu'il est nécessaire aux façons de chasser des Français qui,
les plus nombreux, ne conçoivent leur sport qu'avec la collaboration d'un
chien. Celle-ci n'est féconde en joies que complète. Quelle amertume lorsque,
après avoir descendu un perdreau sur un arrêt de votre chien, vous ne retrouvez
pas l'oiseau ! Laisser des animaux blessés sur le terrain est un jeu
inutile et cruel ; celui qui, sur un terrain d'abondance, se satisfait de
la chute d'un corps, qui flatte son adresse, et, n'ayant pu le ramasser,
continue son chemin sans regret n'est pas un vrai chasseur. Le gibier se fait
rare et le tirer pour les renards devient intolérable. Le rapport est de
tradition française ; il fait partie du plaisir du chasseur, au même titre
que la quête, l'arrêt et le tir. Il ponctue l'action de chasser, et c'est
souvent dans une apothéose.
Vous avez poursuivi ces perdreaux de remise en remise, sans
pouvoir les tirer ; les voici reposés en bordure d'un bois ; vous
avez arrêté vos plans ; ce taillis est propice à l'ultime assaut, votre
chien rampe dans les brandes et le voici bloquant l'arrêt ; la compagnie
éclate en vrombissant sous les bouleaux ; bravo ! un beau doublé ;
mais les gelées n'ont pas encore affaissé les fougères, aux points d'impact
vous ne trouvez que quelques plumes, et déjà vous vous énervez, vous suppliez :
« Apporte ! Apporte, Ralph ! » S'ils étaient morts,
peut-être votre chien les auraient déjà dans sa gueule ; car il rapporte,
dites-vous, le gibier que vous lui lancez et celui qu'il rencontre,
quand il tombe à sa vue bien raide. Mais Ralph hume les plumes, vous regarde et
ne comprend pas. De tant d'efforts et de votre victoire, il ne vous restera que
l'amer souvenir d'une définitive défaite. Non, votre chien n'est pas mis au
rapport ; mais si le vôtre, ami qui, dans ces circonstances, êtes resté
sans inquiétude en bordure du bois et, allumant une cigarette, confiant, avez
laissé votre chien, Rip, terminer son travail. Un geste après les coups de feu,
il est parti sous les fougères et le voici déjà qui vous remet votre premier
trophée ; il repart aussitôt. Votre cigarette est fumée, vous n'entendez
plus son galop, mais sans désespérer vous attendez, toujours confiant. Rip ne
saurait vous décevoir, car vous lui avez appris non seulement à rapporter ce
qu'il vous est aisé de ramasser vous-même, mais à chercher, a retrouver
l'objet caché et l'animal qui, blessé, se défile. Je dis blessé, car
votre chien a eu bien vite appris à distinguer le gibier qui s'arrête et le
gibier qui se poursuit. Tout chien intelligent a vite fait la différence ;
c'est ce qui fait que votre chien ne chasse pas moins le nez haut, tient de
fermes arrêts sans les rompre et vous permet de cueillir votre joie jusqu'à la
quintessence. Dix minutes se sont écoulées, vous n'avez pas désespéré et
là-bas, à la corne du bois, dans un labour, une tache blanche s'avance. « Merci,
mon Rip ! » Vous avez pris votre second trophée dans sa gueule
écumante et maintenant, interrogeant ses yeux, vous cherchez à savoir les
détails de cette longue lutte et de cette victoire. Puis vous rentrez, léger,
gonflé de joie, flanqué de votre chien, plus fier que vous, gardant le souvenir
de cette apothéose.
Le rapport en lui-même n'est rien sans son prolongement dans
la recherche. Sans celle-ci, pas de rapport utile et pas de chien complet ;
combien aussi de déceptions pour le chasseur ! Or nos chiens nationaux
étaient jadis des chiens complets et tels convenaient à nos pères ;
ceux-ci auraient été bien étonnés qu'on fît grief à leurs chiens de chercher un
gibier blessé ! Il n'est que temps de réagir contre un tel préjugé que
nous vaut un certain snobisme. Nous répétons qu'il faut redonner le goût du
dressage au rapport. Il le faut pour nos chiens nationaux, dont c'est une
aptitude naturelle autant que nécessaire à leur mode d'emploi. Faute de le
comprendre, on laissera se propager l'erreur que nos chiens ne sont bons qu'à
des concours conventionnels, et les chasseurs chassant encore à la française
seront de plus en plus tentés de porter leurs regards vers les chiens amenés
d'outre-Rhin, qui ont su prendre aux Anglais ce qui pouvait leur convenir en
conservant toutes leurs qualités pratiques.
Tout chien d'arrêt français est né retriever, la preuve en
est dans la facilité avec laquelle il en accepte le dressage ; en
contrariant son naturel, on annihilera cet atavisme. Pour que nos races
nationales ne soient pas sottement étouffées entre les chiens de l'Ouest et de
l'Est, il faut leur conserver leurs façons de chasser naturelles ; elles
doivent rester retrievers à la française.
Jean CASTAING.
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