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L'intelligence du chien

Il ne s'agit pas d'une histoire due à une imagination fertile, mais simplement de la narration sans prétention de faits précis et exacts contrôlés par nombreux témoins.

Le 16 décembre 1951, nous étions, mon ami G. A ... et moi-même, invités par cet excellent ami commun L. H ..., à une partie de chasse dans les bois du Pignon Rouge, voisins du Val-de-Mercy, petite commune de l'Yonne. Notre ami est locataire d'une chasse d'environ 400 hectares incluse dans un massif boisé s'étalant sur environ 30 kilomètres. Le lapin, qui était abondant naguère, y est de nos jours bien clairsemé ; quelques chevreuils s'y trouvent cependant, et de temps en temps un sanglier. La consigne donnée en ce jour de fermeture du chevreuil était de négliger la poursuite du lapin et se consacrer, tous efforts tendus, à la recherche d'un brocard. Notre grand saint Hubert, sans doute au courant de nos espérances, ne nous permit pas de réussir ce plan, car, s'il autorisa le lancer, ce furent nos voisins qui eurent le bénéfice de la mise à mort. Mais il nous procura en revanche le plaisir d'une cordiale réception de la part de nos amis, car une franche gaîté présida au déjeuner dans le pavillon si sympathique de ce rendez-vous de chasse.

Mon ami G. A ... a la bonne fortune de posséder deux chiennes qui vraiment ont des qualités : Diane, courante de plus en plus tenace sur tous gibiers, et Dora, petite corniaude, active, quête courte, lançant bien. C'est à ces deux fidèles auxiliaires de mon ami que je donne un salut, et je pense que vous serez de mon avis lorsque je vous aurai prouvé leur dévouement.

La journée fut belle pour la saison ; le soleil eut vite raison du givre qui alourdissait les ramilles, mais, comme fatigué par cet effort, il disparut tôt à l'horizon, derrière les hautes futaies des coteaux. Avec le calme du soir, nous revint la gelée naissante. Son influence et la fatigue furent plus souveraines qu'un ordre, et chacun de rallier au plus vite le pavillon où, dès le crépuscule, tout le monde se trouva rassemblé. Déjà les moteurs tournaient pour les réchauffer en vue du retour, lorsque le président, qui a l'œil du maître, me fit reproche de l'absence de mon ami G. A ..., qui n'avait pas été vu depuis un certain temps. Que pouvait-il faire à cette heure tardive où il n'était plus possible de chasser ? Aux plaisanteries cocasses succéda une inquiétude croissante. Se serait-il égaré, attendu qu'il ne connaissait pas le bois, ou, pris d'un malaise quelconque, aurait-il besoin d'aide ? Toutes les trompes se mirent à sonner dans une cacophonie étourdissante. C'est alors que Diane rentra, flaira tout le monde, puis, ne trouvant pas son maître, partit dans l'obscurité à sa recherche.

Mon ami G. A ..., qui s'était imprudemment faufilé dans les taillis, avait perdu le sens de la direction et erra dans la nuit venue. Une bonne fée le guidait cependant et le fit échouer fort heureusement à la petite fermette de Mazières, à l'orée du bois opposée au chemin du retour et distante de 4 kilomètres. Le brave paysan de céans, à qui il raconta sa déconvenue, lui indiqua le chemin à prendre, lui enjoignant de le suivre jusqu'à ce qu'il rencontre à sa gauche un champ, au bout duquel il devait trouver une ligne qui, descendant la vallée, le ramènerait au pavillon. C'était clair, n'est-ce pas ... comme la nuit brune ! Mais le champ en question, dans l'esprit de cet indicateur, n'était autre qu'une lande parsemée de ronces éparses. Le problème à résoudre ne s'en trouvait pas pour autant simplifié, et mon ami chercha vainement dans l'obscurité ce champ cultivé qu'il eût été fort aise d'apercevoir. La lande était continue, mais de champ, point ! C'est alors qu'après de vains détours, dans un réflexe désespéré, il décida sagement d'abandonner ce but et fonça délibérément à travers bois dans le sens de la descente, n'ayant d'autre préoccupation que d'arriver dans cette grande vallée dont il avait souvenir que le pavillon s'y abritait. Il perçut bientôt les appels et, tel un naufragé qui distingue le rivage, un dernier effort le fit arriver au port ! Mais quelles enjambées ! Ouf ! que la gelée lui était douce et bienfaisante !

Sa fidèle Diane l'avait retrouvé dans cette course endiablée et l'accompagnait. Et Dora ? me demanderez-vous. Eh bien ! Dora, qui n'avait pas partagé les inquiétudes de son maître, distraite par la passée d'un lapin, le menait sans souci des règlements qui prescrivent que la chasse doit cesser avec le jour. Lorsqu'elle en eut assez, elle se préoccupa de rejoindre son maître, arriva à la fermette et l'attendit devant la porte, persuadée qu'il y séjournait. Puis, impatiente de ne pas le voir sortir, elle alla gratter à la porte de la cuisine du fermier. Après une rapide inspection et chassée par celui-ci, elle chercha vainement son pas, mais ne fut pas aussi heureuse que sa congénère. L'heure par trop tardive ne nous permit pas de l'attendre davantage : nous devions rentrer dans nos familles sans perdre de temps et sans elle. Or elle se souvint que, le matin, son maître s'était arrêté au pays au petit café pour se réapprovisionner en tabac. Elle s'y rendit et c'est là que j'apprécie sa perspicacité, car elle ne connaissait ce pays que pour y être passée, et en voiture. Oserais-je insinuer qu'elle aurait pu observer qu'à l'occasion son maître ne dédaigne pas de s'arrêter, après une longue journée de chasse, devant un bon pernod, ce qui lui aurait peut-être permis de distinguer les enseignes ? Mais je serais de mauvaise foi, car j'aime trop lui faire vis-à-vis ! Est-ce par don de devination qu'elle s'introduisit par hasard dans ce café, où elle trouva le gîte et du bon lait chez M. S ... ? Qu'il en soit remercié.

Je voudrais donner satisfecit aux deux toutous ; mais je suis embarrassé pour les classer. J'admire leur comportement. Diane, qui, harassée, part à la recherche de son maître absent, le retrouve dans la nuit et décide de ne plus le quitter ? Dora, qui veut l'attendre à la porte d'une ferme où il n'a fait que passer, puis imagine qu'il peut revenir dans ce pays qu'elle ignore, mais dont elle a remarqué la vitrine du café, comme si elle était en tous points semblable à celle de Dudule de Saint-Bris-le-Vineux ?

Ne sont-ce pas là des signes manifestes de l'observation intelligente de nos bons et fidèles collaborateurs ?

J'ai pensé qu'un public hommage devait leur être rendu, et mon ami G. A ... ne m'en voudra pas si je me suis permis de vous narrer sans esprit de moquerie, mais seulement avec le piment nécessaire, les surprises et les émotions que notre grand saint Hubert sait si bien réserver à ses seuls grands disciples pour la collection de leurs souvenirs.

Albert DESVAUX,

Assureur.

Le Chasseur Français N°662 Avril 1952 Page 212