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Art et artisans d'Afrique Noire

Les forgerons

Insensible au feu du ciel, attentif à celui de la terre, c'est en plein air, le plus souvent, que l'industrieux forgeron, corps luisant, bras musclés et doigts noueux, souffle la braise et bat le fer. Taciturne, accroupi auprès de son archaïque soufflerie, sur un bloc de ferraille qui tressaute, il façonne d'un marteau brutal ou taquin des quincailleries bizarres qu'il envoie se refroidir au loin sur le sol embrasé. Autour de lui on tient palabre, mais les propos sont pondérés devant cet homme dont le savoir est incalculable et mystérieux ...

Le soufflet est fait d'une « fourche » d'arbuste évidée de sa moelle. Au bout de chaque dent est fixée une peau de cabri prélevée en « manchon » — c'est-à-dire comme celle d'un lapin. De chaque côté du cul de la peau sont cousues deux baguettes de bois qui se juxtaposent et comportent une boucle de cuir où l'on passe les doigts. Chaque dent est maintenue au sol par un « cavalier » de fer. Pour activer le feu, il suffit de relever alternativement chaque soufflet, en écartant les baguettes, puis de les rabaisser en les resserrant. L'air emprisonné dans les peaux s'échappe par le manche de la fourche, prolongé d'un tube en fer. Le charbon de bois est placé dans un creux au sol, au bout de ce tube.

C'est au fils du forgeron qu'incombe la noble tâche de rougir le métal. Accroupi entre les deux soufflets, l'oreille attentive au bruit de leurs soupirs, d'un balancement de buste il accompagne le mouvement de ses bras. De temps en temps un coup plus impulsif affirme sa pensée, qui évoque un tam-tam. Alors, changeant de rythme, refoulant par saccades l'air de sa soufflerie, d'une danse effrénée il anime la forge. Le père l'a senti : tandis que son marteau suit le rythme, les villageois tressautent pendant que le fer sue ...

Un pêcheur apporte une calebasse de poissons du marigot lointain ; de toute sa hauteur il les laisse choir, puis s'enquiert de la santé du village. Il choisit des harpons et des hameçons monstres, fait enfin refroidir d'une main à l'autre une sagaie barbare et s'en va d'une allure qui dénote le nageur.

Un paysan bancal emmanche une houe. Dans l'énorme nodosité d'une trique, percée au fer rouge, il enfile l'extrémité pointue du fer, qu'il encastre à grands coups sur l'enclume. Sous les yeux de l'assistance muette, il fait voler au ciel quelques pelletées de terre. Satisfait, il se retourne alors vers l'impassible forgeron et le remercie d'un éloquent : «Wallai ! », repris en chœur.

Un chasseur, recouvert d'autant de gris-gris qu'il y a de bêtes en brousse, passe un pouce soupçonneux mais prudent sur le fil d'un couteau respectable. Sous des cris d'effroi, d'espoir puis de victoire, il simule un combat. Il enfouit enfin sa lame dans une gaine de cuir poli que retient une ceinture mouchetée.

Le chef du village fait cliqueter le diabolique mécanisme d'une serrure de bois sculpté, qui opposera une barrière à des voleurs inexistants. En réalité cet engin représente une figure capable d'épouvanter le plus hardi « génie ». La bouche et les yeux sont des entrées très privées. Les oreilles, percées, sont des pênes pivotants. Deux jambes atrophiées forment un levier de verrou qui s'accrochera toujours quelque part.

Armé d'une sagaie, un inconnu vient d'arriver :

— Chef ! as-tu la Paix ?

— La Paix seulement.

— Tout est bien dans ton village ?

— Bien seulement. O voyageur ! d'où viens-tu ?

D'un geste vague de la main, l'homme désigne un village lointain et dit un nom sonore.

— Voyageur, tu es sage d'avoir coupé ta route un peu dans notre village.

— Forgeron ! En traversant une grande piste des Blancs, j'ai trouvé ceci.

Il tend un boulon rompu recouvert de cambouis.

Le voyageur saisit la calebasse d'une fillette, boit à longs traits, puis demande à l'enfant d'aller remplir son outre. D'un index arrondi, il se frotte les gencives ; il aspire une dernière gorgée, dont il se gargarise, puis la rejette d'un trait sifflant sur la braise, qui proteste d'un nuage. Il s'empare d'un poisson et le dépose sur les charbons ardents.

Des gamins allument des brindilles et l'imitent. Et, tandis que cette chair grésille, tout le village fait Salam.

Quelques femmes apportent le repas des hommes ; elles déposent des calebasses fumantes pleines de mil fortement coloré et gras, et des gargoulettes à fond arrondi qu'elles enfouissent à demi dans le sable, par quelques mouvements de va-et-vient circulaire. Dans le silence des heures graves, les hommes s'accroupissent et triturent longuement des boulettes, qu'ils envoient d'un geste précis au fond de leur gosier et qu'ils engloutissent en portant le menton en avant.

Rassasié, le voyageur remercie d'un rot retentissant. Chacun à son tour lui rend sa politesse, puis, après s'être rincé les doigts avec une gorgée d'eau qu'on laisse écouler d'une bouche arrondie, tout le monde va s'étendre à l'ombre d'une case.

Les forgerons connaissent le « coulage à la cire perdue ». Le nôtre vient de modeler une minuscule statue de cire. Il l'enrobe dans une gangue d'argile qu'il laisse sécher. Avec une tige de métal, il perce de part en part cette masse et la dépose sur le feu qui, en fondant la cire, laissera dans l'argile durcie le « moule en creux » de la statue. Il modèle une conque d'argile, l'empâte sur la gangue et la perce au fond pour établir une communication avec le moule en creux. Il pétrit une deuxième conque, la remplit de débris de métal cuivreux, la soude bord à bord à la première, avec de l'argile molle, laisse sécher le tout. Il a donc une masse dont l'aspect extérieur rappelle un cocon. Dans le brasier, copieusement garni, il enfouit le côté contenant le métal. Longtemps, très longtemps, l'apprenti va « faire tam-tam ». Ses yeux riants sont devenus hagards, ses maxillaires sont contractés, son nez et ses lèvres se sont amincis. Peu importe, il tiendra jusqu'au bout.

Pinces en main, insensible aux étincelles qui le tachètent, le forgeron, majestueux, observe d'un œil infaillible les couleurs de plus en plus vertes de la flamme hirsute. Lentement, menaçantes, les pinces s'approchent. Elles saisissent le « cocon » par sa partie concave, le renversent brusquement sens dessus dessous, puis le maintiennent en l'air jusqu'à ce que quelques gouttes incandescentes dégorgent du moule en creux. L'outil s'ouvre au-dessus d'une calebassée d'eau. La matière, vaincue, fait entendre une plainte, puis son âme s'exhale en un nuage blanc. Triomphant, l'apprenti a bondi ; plongeant sa main dans l'eau, il retire, refroidi, ce qui l'a tant fait suer, et d'un geste vengeur fait voler en éclats la carapace d'argile sur l'enclume.

Dans les villages perdus, c'est ainsi que des forgerons noirs enfantent l'âme claire de ces délicieux « bronzes du Dahomey ».

Les forgerons travaillent aussi les métaux précieux. C'est autour des enclumes que les belles filles des notables viennent dénouer leurs minuscules sachets de poudre d'or.

Ce sont les apprentis qui, assis au sol, lancent violemment leur dos en arrière, en un geste de galérien, pour arracher à la filière qui s'appuie au bout de leurs pieds des fils ténus et luisants qui semblent sortir de leurs orteils. Il arrive qu'un fil casse ; alors les petites jambes se détendent en l'air et on ne sait par quel sortilège le gamin se retrouve sur ses pieds. Par contre, on rit beaucoup quand il crache du sable.

Les habiles bijoutiers enroulent de fines spirales autour de tiges de métal à sections variées, puis les refendent longitudinalement pour en faire de petits anneaux. Sur une planchette enduite de gomme arabique, leurs brucelles composent les dessins d'or ou d'argent. Ce travail achevé, le bijou est saupoudré de limaille et de borax, puis brasé à l'aide d'un chalumeau de roseau courbe qui rabat la flamme d'un lampion.

Les forgerons-bijoutiers sont aussi sculpteurs : tabourets, tam-tams, pirogues, charpentes de trappe à fauves sont autant de choses qu'ils savent sortir de la forêt. Les statuettes sont de leur « cru » : sous les coups réguliers de leur herminette, les « pointes » d'ivoire deviennent des familles d'éléphants à la queue leu leu ; le bois de la brousse fait rire ou trembler, suivant que les « génies » sont calmes ou nerveux.

La caste forgeronne a su émousser le mépris des castes nobles et inspirer aux autres une sorte de vénération mêlée de crainte. Cela est-il dû à leur savoir plus étendu ? À certaines pratiques qui forcent le respect ? Pétrissant le fer et maniant le feu, les forgerons étaient autrefois des bourreaux dignes de tout éloge. C'est leur couteau qui balafre encore les joues, taillade les membres et incise les corps. De leurs estafilades longues ou courtes, profondes ou légères — dont on retrousse les bords et que l'on enduit d'un suc irritant — des dessins irisés ou des masses protubérantes uniront à jamais des hommes à leur totem, des femmes à leur caste.

GRAND.

Le Chasseur Français N°662 Avril 1952 Page 244