Insensible au feu du ciel, attentif à celui de la terre,
c'est en plein air, le plus souvent, que l'industrieux forgeron, corps luisant,
bras musclés et doigts noueux, souffle la braise et bat le fer. Taciturne,
accroupi auprès de son archaïque soufflerie, sur un bloc de ferraille qui
tressaute, il façonne d'un marteau brutal ou taquin des quincailleries bizarres
qu'il envoie se refroidir au loin sur le sol embrasé. Autour de lui on tient
palabre, mais les propos sont pondérés devant cet homme dont le savoir est
incalculable et mystérieux ...
Le soufflet est fait d'une « fourche » d'arbuste
évidée de sa moelle. Au bout de chaque dent est fixée une peau de cabri
prélevée en « manchon » — c'est-à-dire comme celle d'un lapin. De
chaque côté du cul de la peau sont cousues deux baguettes de bois qui se
juxtaposent et comportent une boucle de cuir où l'on passe les doigts. Chaque
dent est maintenue au sol par un « cavalier » de fer. Pour activer le
feu, il suffit de relever alternativement chaque soufflet, en écartant les
baguettes, puis de les rabaisser en les resserrant. L'air emprisonné dans les
peaux s'échappe par le manche de la fourche, prolongé d'un tube en fer. Le
charbon de bois est placé dans un creux au sol, au bout de ce tube.
C'est au fils du forgeron qu'incombe la noble tâche de
rougir le métal. Accroupi entre les deux soufflets, l'oreille attentive au
bruit de leurs soupirs, d'un balancement de buste il accompagne le mouvement de
ses bras. De temps en temps un coup plus impulsif affirme sa pensée, qui évoque
un tam-tam. Alors, changeant de rythme, refoulant par saccades l'air de sa
soufflerie, d'une danse effrénée il anime la forge. Le père l'a senti :
tandis que son marteau suit le rythme, les villageois tressautent pendant que
le fer sue ...
Un pêcheur apporte une calebasse de poissons du marigot
lointain ; de toute sa hauteur il les laisse choir, puis s'enquiert de la
santé du village. Il choisit des harpons et des hameçons monstres, fait enfin
refroidir d'une main à l'autre une sagaie barbare et s'en va d'une allure qui
dénote le nageur.
Un paysan bancal emmanche une houe. Dans l'énorme nodosité
d'une trique, percée au fer rouge, il enfile l'extrémité pointue du fer, qu'il
encastre à grands coups sur l'enclume. Sous les yeux de l'assistance muette, il
fait voler au ciel quelques pelletées de terre. Satisfait, il se retourne alors
vers l'impassible forgeron et le remercie d'un éloquent : «Wallai ! »,
repris en chœur.
Un chasseur, recouvert d'autant de gris-gris qu'il y a de
bêtes en brousse, passe un pouce soupçonneux mais prudent sur le fil d'un
couteau respectable. Sous des cris d'effroi, d'espoir puis de victoire, il
simule un combat. Il enfouit enfin sa lame dans une gaine de cuir poli que
retient une ceinture mouchetée.
Le chef du village fait cliqueter le diabolique mécanisme
d'une serrure de bois sculpté, qui opposera une barrière à des voleurs
inexistants. En réalité cet engin représente une figure capable d'épouvanter le
plus hardi « génie ». La bouche et les yeux sont des entrées très
privées. Les oreilles, percées, sont des pênes pivotants. Deux jambes
atrophiées forment un levier de verrou qui s'accrochera toujours quelque part.
Armé d'une sagaie, un inconnu vient d'arriver :
— Chef ! as-tu la Paix ?
— La Paix seulement.
— Tout est bien dans ton village ?
— Bien seulement. O voyageur ! d'où viens-tu ?
D'un geste vague de la main, l'homme désigne un village
lointain et dit un nom sonore.
— Voyageur, tu es sage d'avoir coupé ta route un peu
dans notre village.
— Forgeron ! En traversant une grande piste des
Blancs, j'ai trouvé ceci.
Il tend un boulon rompu recouvert de cambouis.
Le voyageur saisit la calebasse d'une fillette, boit à longs
traits, puis demande à l'enfant d'aller remplir son outre. D'un index arrondi,
il se frotte les gencives ; il aspire une dernière gorgée, dont il se
gargarise, puis la rejette d'un trait sifflant sur la braise, qui proteste d'un
nuage. Il s'empare d'un poisson et le dépose sur les charbons ardents.
Des gamins allument des brindilles et l'imitent. Et, tandis
que cette chair grésille, tout le village fait Salam.
Quelques femmes apportent le repas des hommes ; elles
déposent des calebasses fumantes pleines de mil fortement coloré et gras, et
des gargoulettes à fond arrondi qu'elles enfouissent à demi dans le sable, par
quelques mouvements de va-et-vient circulaire. Dans le silence des heures
graves, les hommes s'accroupissent et triturent longuement des boulettes,
qu'ils envoient d'un geste précis au fond de leur gosier et qu'ils
engloutissent en portant le menton en avant.
Rassasié, le voyageur remercie d'un rot retentissant. Chacun
à son tour lui rend sa politesse, puis, après s'être rincé les doigts avec une
gorgée d'eau qu'on laisse écouler d'une bouche arrondie, tout le monde va
s'étendre à l'ombre d'une case.
Les forgerons connaissent le « coulage à la cire perdue ».
Le nôtre vient de modeler une minuscule statue de cire. Il l'enrobe dans une
gangue d'argile qu'il laisse sécher. Avec une tige de métal, il perce de part
en part cette masse et la dépose sur le feu qui, en fondant la cire, laissera
dans l'argile durcie le « moule en creux » de la statue. Il modèle
une conque d'argile, l'empâte sur la gangue et la perce au fond pour établir
une communication avec le moule en creux. Il pétrit une deuxième conque, la
remplit de débris de métal cuivreux, la soude bord à bord à la première, avec
de l'argile molle, laisse sécher le tout. Il a donc une masse dont l'aspect
extérieur rappelle un cocon. Dans le brasier, copieusement garni, il enfouit le
côté contenant le métal. Longtemps, très longtemps, l'apprenti va « faire
tam-tam ». Ses yeux riants sont devenus hagards, ses maxillaires sont
contractés, son nez et ses lèvres se sont amincis. Peu importe, il tiendra
jusqu'au bout.
Pinces en main, insensible aux étincelles qui le tachètent,
le forgeron, majestueux, observe d'un œil infaillible les couleurs de plus en
plus vertes de la flamme hirsute. Lentement, menaçantes, les pinces
s'approchent. Elles saisissent le « cocon » par sa partie concave, le
renversent brusquement sens dessus dessous, puis le maintiennent en l'air
jusqu'à ce que quelques gouttes incandescentes dégorgent du moule en creux.
L'outil s'ouvre au-dessus d'une calebassée d'eau. La matière, vaincue, fait
entendre une plainte, puis son âme s'exhale en un nuage blanc. Triomphant,
l'apprenti a bondi ; plongeant sa main dans l'eau, il retire, refroidi, ce
qui l'a tant fait suer, et d'un geste vengeur fait voler en éclats la carapace
d'argile sur l'enclume.
Dans les villages perdus, c'est ainsi que des forgerons
noirs enfantent l'âme claire de ces délicieux « bronzes du Dahomey ».
Les forgerons travaillent aussi les métaux précieux. C'est
autour des enclumes que les belles filles des notables viennent dénouer leurs
minuscules sachets de poudre d'or.
Ce sont les apprentis qui, assis au sol, lancent violemment
leur dos en arrière, en un geste de galérien, pour arracher à la filière qui
s'appuie au bout de leurs pieds des fils ténus et luisants qui semblent sortir
de leurs orteils. Il arrive qu'un fil casse ; alors les petites jambes se
détendent en l'air et on ne sait par quel sortilège le gamin se retrouve sur
ses pieds. Par contre, on rit beaucoup quand il crache du sable.
Les habiles bijoutiers enroulent de fines spirales autour de
tiges de métal à sections variées, puis les refendent longitudinalement pour en
faire de petits anneaux. Sur une planchette enduite de gomme arabique, leurs
brucelles composent les dessins d'or ou d'argent. Ce travail achevé, le bijou
est saupoudré de limaille et de borax, puis brasé à l'aide d'un chalumeau de
roseau courbe qui rabat la flamme d'un lampion.
Les forgerons-bijoutiers sont aussi sculpteurs :
tabourets, tam-tams, pirogues, charpentes de trappe à fauves sont autant de
choses qu'ils savent sortir de la forêt. Les statuettes sont de leur « cru » :
sous les coups réguliers de leur herminette, les « pointes » d'ivoire
deviennent des familles d'éléphants à la queue leu leu ; le bois de la
brousse fait rire ou trembler, suivant que les « génies » sont calmes
ou nerveux.
La caste forgeronne a su émousser le mépris des castes
nobles et inspirer aux autres une sorte de vénération mêlée de crainte. Cela
est-il dû à leur savoir plus étendu ? À certaines pratiques qui forcent le
respect ? Pétrissant le fer et maniant le feu, les forgerons étaient
autrefois des bourreaux dignes de tout éloge. C'est leur couteau qui balafre
encore les joues, taillade les membres et incise les corps. De leurs
estafilades longues ou courtes, profondes ou légères — dont on retrousse
les bords et que l'on enduit d'un suc irritant — des dessins irisés ou des
masses protubérantes uniront à jamais des hommes à leur totem, des femmes à
leur caste.
GRAND.
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