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La montée des tourdres

— Voulez-vous venir ce soir à la « montée des tourdres » ?

Devant votre air du monsieur qui ne comprend pas, je vous précise que c'est de la passée aux grives qu'il s'agit. Vous ne connaissez pas cette chasse ? Je l'ignorais, moi aussi, quand, nouveau venu dans la capitale gardoise, j'entendis, de mon domicile, situé, alors, à l'extrême banlieue de la ville, un beau dimanche de janvier, après la fermeture générale, une fusillade ininterrompue commencée vers le milieu de l'après-midi et ne se terminant qu'aux dernières lueurs du jour. Je me renseignai auprès de l'un des nombreux chasseurs qui rentraient et appris la cause de cette pétarade qui m'avait tant intrigué. Les tourdres donc, comme on les appelle ici, montent chaque soir de la plaine pour aller se coucher dans les bois qui couvrent la haute garrigue nîmoise. Ils font ainsi des kilomètres pour aller passer la nuit à l'abri des chênes verts, trajet qu'ils refont le matin en sens inverse. Passent toutes les variétés, mais surtout grives communes, mauvis, merles et quelques litornes. La chasse en est autorisée jusqu'à fin février, au poste et sans chien, dans les oliveraies. Notez bien qu'à cette époque de l'année il y a belle lurette qu'il n'y a plus une olive sur les oliviers puisque la cueillette en est faite depuis octobre ou novembre. Mais, vous savez, nous sommes dans le Midi et on n'y regarde pas d'aussi près ; pourvu qu'on puisse chasser, c'est l'essentiel ; et que ce soit dans olivettes ou ailleurs ... Et puis, croyez-le, c'est du sport, je vous assure. La cible d'un tourdre n'est pas bien importante, surtout quand elle passe à trente, quarante ou cinquante mètres et qu'elle est tant soit peu bousculée par le vent et aussi par la fusillade qui retentit, chaque soir, pendant plusieurs heures, sur le passage des oiseaux. En outre, ceux-ci y voient clair et savent crocheter dès que vous faites le moindre mouvement et si vous n'êtes pas suffisamment dissimulé.

Convenez donc avec moi que le tir d'une grive au vol dans ces conditions n'est pas des plus faciles. Et je me souviens avoir lu, dans le temps, le compte rendu d'une chasse présidentielle à Rambouillet où, à l'issue d'une traque de faisans, figuraient au tableau, outre un nombre impressionnant de ces beaux oiseaux, deux grives abattues au passage et au coup du roi par le baron Gaiffier d'Hestroy, alors ambassadeur de Belgique en France, « amateur et spécialiste de coups difficiles », disait-on. Aussi, je vous en avertis, cette chasse est un tombeau à munitions.

Dès les dernières maisons de la ville, voici la garrigue qui commence, avec ses champs incultes, ses olivettes aux arbres tordus par le mistral et à l'éternel feuillage d'argent, ses arbustes toujours verts : arbousiers, chênes verts, lauriers, pins, etc., et ses murs de pierres grises enserrant les innombrables « mazets », nom donné à ces petites constructions perdues dans la pierraille et que tout Nîmois qui se respecte possède pour aller passer ses dimanches et jours de fête. Le mazet ! ... C'est toujours avec amour que son propriétaire en parle. Ce n'est pourtant pas toujours très confortable : pas d'électricité, pas de gaz, bien entendu ; pas d'eau, non plus, sauf celle qui tombe du ciel et qu'on recueille, comme de l'or, dans des citernes ; beaucoup de pierres, des broussailles, une terre aride et grillée. Mais il y a le soleil, le parfum des lavandes et des thyms environnants, la chanson du mistral dans les pins qui accompagne le chœur des cigales et, pardessus tout, l'immense dôme bleu du beau ciel de Provence.

Il est des coins réputés où les tourdres passent de préférence et les bons postes sont connus. Tel chasseur ne tirera pas un oiseau quand un autre, à cent mètres, brûlera sa quinzaine de cartouches.

Prenons, si vous le voulez bien, ce chemin enserré de murs qui, au bout de la côte, quitte la grand'route et s'enfonce vers la garrigue. Dix minutes de marche et n'allons pas plus loin si nous ne voulons pas être parmi la cohue des chasseurs qui, là-bas, à quelques portées de fusil, se dissimulent derrière les murailles et les buissons. Mettez-vous là, derrière ce mur d'où vous verrez arriver les oiseaux. Et surtout, pas un mouvement dès que l'un d'eux se montrera à l'horizon, sans quoi vous n'en auriez aucun à portée. Il est trois heures. La première vague va commencer ; des oiseaux passeront par intermittences ; puis, un peu plus tard, la passée battra son plein et ne s'arrêtera qu'à la tombée de la nuit.

Le mistral souffle. Bonne affaire, car ils ne passeront pas trop haut. Par temps calme, en effet, le passage se fait à cent ou cent cinquante mètres de hauteur ; rien à faire alors pour tirer un coup de fusil. Mais, déjà, les hostilités sont ouvertes et, là-bas, sur la gauche, une série a retenti : quatre, cinq coups qui se sont suivis à la hâte, probablement sur le même oiseau : aura-t-il réussi à franchir le tir de barrage ?

Au loin, tout au fin fond du ciel, quelques points mobiles qui grossissent peu à peu. Bientôt on distingue les oiseaux. D'un vol rapide, faisant détours à droite, à gauche, à chaque détonation qui ébranle le ciel, ils approchent. Soudain, les voici sur nous. Un peu haut peut-être, mais tant pis. Pan ! L'oiseau visé paraît s'arrêter, papillonne sur place une seconde, comme s'il allait plier ses ailes pour tomber, et repart à la poursuite de ses congénères déjà loin. Piqué, peut-être, mais pas assez pour rester sur place. Un isolé : il vient droit, s'éloigne, monte en flèche à un coup tiré plus loin et se donne au vent qui l'amène juste vers nous. Trop pressé de lever votre arme, vous vous êtes montré et le voici qui tourne sur la gauche. Le pauvre ! Qu'allait-il faire par là ? Avant même d'avoir entendu le bruit de la détonation, on voit sa petite silhouette brune se décrocher du ciel. En voilà un qui n'ira plus au bois.

Une bande, très haut, passe. On lève le fusil, mais inutile, c'est tout juste si le plomb y arriverait. N'empêche qu'elle est, quand même, saluée au passage, là-bas, au bout de l'olivette où sont postés d'autres chasseurs. Il y en a qui ne ménagent pas leurs cartouches.

À présent, ça tire, ça tire, un peu partout. Notez bien que, sur dix coups de fusil tirés, c'est tout juste si un tourdre est abattu. Et encore ! Je suis certain que la proportion est encore plus faible. À vous, cette fois ! À la hauteur du grand cyprès qui se dresse dans l'enclos voisin, c'est-à-dire à une quinzaine de mètres, l'oiseau a débouché. Au coup du roi, il tombe raide. Un joli coup. Mais vite, reprenez votre place. En voici d'autres, sept à huit, éparpillés et volant en zigzag, affolés par la fusillade qui part de tous côtés. Bien que passant hors de portée, ils déclenchent le tir de barrage qu'ils franchissent sans peine, salués par une pétarade forcenée. Pour rien, bien sûr, mais ça ne fait rien, on tire quand même, et certains vous diront qu'il faut bien que le plomb aille quelque part. Alors, parfois, on reste étonné de voir dégringoler, d'une hauteur ahurissante, un oiseau qui, par hasard, a rencontré un grain de plomb sur son chemin. La plupart du temps, un désailé qui tombe en feuille morte en se donnant au vent et qui, neuf fois sur dix, se faufile, dès son arrivée à terre, dans l'un des nombreux buissons où il sera impossible de le retrouver.

Attention ! Voyez venir ce merle au ras de l'olivette. Sa flèche noire se détache bien sur le ciel clair et les feuillages argentés. Rapide, le voilà déjà sur nous. Mais comme ils sont malins, ceux-là ! D'un coup d'aile, il a déjà crocheté et pris de la hauteur. Trop tard, cependant, car le coup, lancé en vitesse et au coup d'épaule, l'a déséquilibré et le voilà qui pique du nez à dix mètres en arrière dans l'olivette voisine.

Hélas ! que de fourré et d'herbes hautes là dedans ! Le temps de franchir une murette et d'y arriver, et l'oiseau a disparu, bourré dans quelque roncier ou au cœur d'un épais laurier. Inutile de s'attarder à le chercher ; on ne l'aura pas. Continuons. La poudre parle sans grand succès. Combien de coups tirés déjà ? Sans arrêt passent, aussi, des oisillons ; des pinsons surtout, qui vont, eux aussi, chercher l'abri nocturne des sous-bois. Faciles à reconnaître à leur taille réduite, à leur vol saccadé et à la tache blanche de leurs ailes, ils passent, eux, très bas, ne craignant point les chasseurs. N'empêche cependant que certains paient de leur vie leur naïve imprudence de passer à portée de certains fusils un peu trop enclins à partir sur quoi que ce soit et qui ne regardent pas au prix des munitions. Car, voyez-vous, ici, quand on va à la chasse, c'est pour tirer. Sinon, inutile d'y aller. Alors, mon Dieu, on tire et sur n'importe quoi. Et puis, n'est-ce pas, ils sont si gros, ces « petitons », quand le vent les gonfle, qu'on peut bien se tromper parfois et les prendre pour des tourdres ...

Et le jour baisse. Le soleil, déjà, a disparu derrière le bosquet de pins qui, là-bas, couvre le coteau. Le ciel, au couchant, prend des teintes d'un rouge vif, un rouge qui paraît transparent, tant la lumière est pure ici. Tout autour, le tintamarre continue : coups isolés, doublés précipités ou fusillade plus nourrie. Bientôt, cependant, les passages se font plus clairsemés ; le gros de la troupe est passé sans, certes, beaucoup de mal. Sur la fin, les derniers oiseaux attardés ne vont pas jusqu'aux bois ; ils s'arrêtent dans quelque olivette touffue, dans quelque taillis de chênes verts ou de troènes. Alors, vous aurez l'occasion d'en voir peut-être quelqu'un raser votre chapeau. Mettez donc, pour finir, une cartouche à croisillon dans votre canon droit, ce qui facilite le tir à courte distance.

Tenez, n'avais-je pas raison de vous donner ce conseil ? Une grosse grive, une « tiatia », vous a chargé à l'improviste, au ras du mur qui vous cachait, et à cinq ou six mètres à peine, au moment où elle allait passer derrière ce gros amandier, votre grenaille éparpillée l'a cueillie en pleine vitesse et jetée au beau milieu du chemin. Quel bel oiseau ! Si vous le montriez aux confrères, ils en pâliraient d'envie.

Et voilà. C'est fini. Comptez vos douilles vides ; comptez, aussi, le nombre de vos victimes. Vous trouvez que c'est faible comme rendement ? Estimez-vous heureux, pourtant, car combien qui reviennent bredouilles, ayant « arrosé » bien plus que vous. Ils sont heureux quand même, allez, et, ce soir, vont avoir de quoi raconter. Ah ! combien ils en auront piqué et perdu ! « Un merle, vé, gros comme ça et qui me venait tout droit. Comme un « cabas ». Je le tirais, si l'autre, derrière, n'avait pas bougé. Alors il est monté, monté. Quand même, à cinquante mètres, je lui ai envoyé ça avec-que du huit. Oh ! pauvre ! quelle peur il a eue ! Enfin, j'en ai fait deux. »

Il ne dira pas deux « quoi », restant ainsi dans le vague. Car, peut-être, le fond du grand carnier ne contenait que deux pauvres bestioles de pinsons. Mais ils sont si gros, ici, les pinsons, quand le mistral et l'imagination les gonflent !

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°663 Mai 1952 Page 261