Accueil  > Années 1952  > N°663 Mai 1952  > Page 264 Tous droits réservés

Merle, merlette et merluchons.

Lorsqu'on se promène dans la campagne, au printemps et au commencement de l'été, il arrive qu'en longeant une haie touffue ou un fourré de ronces on entende une sorte de petit gloussement étouffé qu'on attribue, sans lui prêter plus d'attention, à quelque individu de la gent batracienne, grenouille ou crapaud.

Pendant bien longtemps, je me suis contentée, comme tout le monde, de cette détermination sommaire ; mais, il y a quelques années, ces gloussements sont devenus, dans mon jardin même, tellement fréquents que j'ai voulu en avoir le cœur net et savoir quelle espèce, de moi probablement inconnue, se propageait ainsi dans mon entourage immédiat.

Je me suis donc tout naturellement rendue près du bassin d'où les sons paraissaient, du reste, provenir. Mais, là, une surprise m'attendait. Ce n'était pas « du sein des eaux », comme disent les poètes, que m'arrivaient ces gloussements qui m'intriguaient si fort, non plus que de la bordure d'herbe qui les limite et où se prélassent volontiers les grenouilles vertes, mais bien des branches d'un grand cèdre, à peu de distance. Il ne pouvait plus être question d'un batracien, car, seule de toute la famille, la rainette est arboricole et rien ne ressemblait moins à son coassement sec et précipité que les sons étranglés qui commençaient à se multiplier autour de moi. Il s'agissait assurément d'un oiseau, mais lequel ?

Mon chat est venu résoudre le problème. Le rusé petit animal avait mieux observé que moi et savait à quoi s'en tenir. Avec sa discrétion coutumière, il m'avait suivie, inaperçu, et maintenant se mettait en devoir d'escalader le cèdre, par ses basses branches.

Ah ! mes amis, quel spectacle et quel tapage ! Un envol affolé de merluchons tout juste sortis du nid, gloussant de toute la force éperdue de leurs jeunes gosiers et cherchant à terre un refuge dans les situations les plus comiques : une feuille morte qui leur cachait à peine le bec ou une touffe d'herbe qui n'aurait pas dissimulé le crapaud avec lequel je les avais confondus. Les deux parents, accourus à la rescousse, accroissaient le tumulte, mêlant à mes cris, destinés à effrayer le chat, les leurs, stridents, précipités et qu'il faut avoir entendus pour comprendre à quel point l'émotion paternelle peut, chez les oiseaux, décupler leurs moyens d'expression. Ils les entrecoupaient du petit gloussement familial, destiné à réconforter, sans doute, leur pauvre progéniture en danger. Au bruit, toute la maisonnée accourut à mon aide, car Minet, descendu de son arbre en toute hâte, se lançait à la poursuite des infortunés merluchons. Grâce au nombre, on put le traquer, s'en emparer et l'emporter, crachant et se débattant comme un vrai petit démon. Il fallut, après quelques bonnes tapes sur le museau, l'enfermer, pour la nuit, dans le réduit aux balais, où il eut, jusqu'au lendemain, le loisir de se calmer et d'expier ses méfaits.

Le merle, l'oiseau noir au bec jaune, est trop connu pour qu'il soit besoin de le présenter. Mais sa discrète compagne, la merlette, passe souvent inaperçue. Son plumage mêlé de griset de brun et son bec terne n'ont rien qui attire l'attention. Tout au plus une gorgerette gris clair lui donne-t-elle un faux air de merle à plastron, qui a bien failli m'induire en erreur au début de mes observations. C'est une vaillante qui construit un nid maçonné, d'un travail long et compliqué. Elle ne laisse pas à nu, comme la grive, le beau mortier poli en forme d'écuelle qui recouvre l'armature de mousse et de feuilles mortes, mais elle le garnit douillettement d'un matelas d'herbes sèches. Elle le place souvent presque à terre, dans un tas de fagots, sur une souche entourée de rejets, ou bien à faible hauteur dans une haie, une charmille, mais elle l'installe aussi, très haut, dans les branches ou contre le tronc des grands arbres. Cinq ou six œufs y reposent d'ordinaire ; d'un beau bleu, uniformément recouverts d'un semis de petites taches brun rouge ou bleuâtres, entièrement ponctués de brun gris, on les prendrait alors pour des œufs de geai. D'autres sont plus pâles encore : blanc bleuâtre avec des taches claires. On compte deux nichées par saison. L'an dernier, les merluchons de la deuxième couvée n'ont quitté, chez moi, leur berceau que le 11 août.

Un certain printemps, je m'étais intéressée à observer, jour après jour, la merlette et la pie, venant chercher ensemble, à la boutasse qui sert de déversoir au trop-plein du poulailler, la terre humide nécessaire à la construction de leurs nids respectifs et qu'elles gâchent, toutes deux, comme le plus habile maçon. Hélas ! un soir de mai, au bout de la terrasse, un tumulte de cris m'a attirée, inquiète. Les pies dénichaient la couvée des pauvres merles affolés, pour en nourrir leurs petits carnivores dès leur naissance.

Le mâle chante au moins six mois de l'année. Il a droit à un des tout premiers rangs parmi les oiseaux chanteurs. Sa voix a une résonance particulière, pleine, forte, liée, harmonieuse, avec parfois une intonation dramatique ; on l'entend de fort loin. Un concert de merles, au printemps, est une des choses les plus captivantes qui se puissent écouter et je ne sais pas, pour ma part, m'en rassasier.

La pluie, qui a sur tous les autres oiseaux une influence si déprimante, n'arrive pas à l'attrister. Il chante sous l'averse avec autant d'entrain que par les jours ensoleillés. Le premier, bien souvent, à ouvrir le chœur de l'aurore, on l'entend encore bien après le coucher du soleil, jusqu'aux approches de la nuit. Sa nourriture, en toute saison, est à la fois carnée et végétale. Il recherche, sous les feuilles mortes, qu'il retourne du bec, avec une amusante prestesse, des limaçons et des vers de toutes sortes ; c'est exclusivement avec eux qu'il élève sa petite famille. Mais il se montre, d'autre part, extrêmement friand de cerises, de grains de raisin, de baies d'aubépine et de lierre, d'alises, de sorbes, des fruits du genévrier et du sureau. Ce régime mixte, qui lui permet de supporter sans trop de dommage les rigueurs de l'hiver, donne également à sa chair une saveur qui le fait rechercher par le chasseur presque à l'égal des grives, ses proches parentes. Je me souviens d'un après-midi de janvier où, le soleil ayant réussi à percer les nuages et à réchauffer quelque peu la campagne couverte de neige, je me divertissais, assise sur une grosse pierre, à l'abri d'une haie touffue, à regarder un malheureux merle affamé qui cherchait sa vie dans l'étroite bande de gazon que l'épaisseur de la haie avait préservée de la neige. Avec une hâte fébrile qui dénonçait l'avidité de son appétit, il retournait, une à une, les feuilles jonchant le sol en bordure du fourré. Je n'eus pas à jouir longtemps de ce spectacle, car nous nous trouvâmes, tout à coup, le merle et moi, cernés par sept chasseurs avec leurs sept fusils, en compagnie de leurs sept chiens. Je m'enfuis sans difficulté — ce n'était pas à moi qu'ils en avaient, — mais je n'ose espérer qu'il ait pu en être de même pour mon infortuné compagnon d'un instant.

Le merle est seul, avec le rouge-gorge, a faire entendre, en hiver, à la tombée du jour, une série de notes précipitées d'un timbre particulier qui semblent une protestation contre l'obscurité qui grandit. Certains soirs où la brume enveloppe la nature comme un linceul funèbre, elles sont l'unique expression d'une vie animée qu'on pourrait croire éteinte, et bien davantage encore par les grandes gelées. Le soleil a disparu, comme un globe de sang, dans un ciel implacablement pur ; sur la terre blanche et durcie, les grands arbres et les fourrés font des taches de deuil. De l'un d'entre eux s'échappe tout à coup la voix fluette du rouge-gorge, bientôt suivie et dominée par les cris agités du merle. Et, lorsqu'il se tait à son tour, la nuit glacée en paraît plus impitoyablement cruelle et meurtrière.

Pierrette MAGNE.

Le Chasseur Français N°663 Mai 1952 Page 264