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Titi.

Il s'appelait Tolebrel ... Tolebrel ? ... Félix, je crois, mais sans en être bien sûr, car tout le monde l'appelait Titi.

Pourquoi Titi ? Parce qu'il faisait le clown parfois, avait des reparties drôles et laissait gentiment d'aucuns croire qu'il était un peu simplet ? Peut-être ...

Or, croyez-moi, il ne l'était pas, pas du tout simplet. Il était au contraire pétri d'astuce et de malice, mais jugeait inutile de le laisser trop paraître.

Sa figure, grosse comme le poing, sous une tignasse noire ébouriffée, était éclairée par deux petits yeux vifs, brillants, curieux, fureteurs, d'une mobilité extraordinaire. Il pouvait d'ailleurs, à volonté, les rendre parfaitement inexpressifs.

Râblé, d'une taille moyenne, il paraissait petit, toujours perdu dans une veste de chasse dix fois trop grande pour lui et des houseaux qui avaient dû faire, aux temps anciens, les beaux jours d'un cavalier gigantesque.

Mais ce qui le distinguait entre tous et permettait de le reconnaître sans erreur possible, même dans la nuit la plus profonde, c'était sa voix, une drôle de petite voix d'enfant, restée haute et pointue, et en même temps assourdie et voilée.

Voilà, direz-vous, qui semble difficile à concilier. Peut-être ... mais cependant il en était ainsi.

Titi avait une profession : boucher, une occupation : la chasse. Quand je dis la chasse, c'est une façon de parler, car, pour lui, il n'existait qu'un gibier : le lapin. Foin des perdrix qui volent trop vite, foin du lièvre qui vous jaillit sous les pieds et est déjà bien loin avant qu'on ait repris son aplomb. D'ailleurs, même en cas de réussite absolument imprévisible, l'émotion eût été beaucoup trop brève.

Seul l'intéressait le lapin, le petit lapin qui vous attend gentiment blotti au fond de son terrier, ou s'y réfugie docilement sous la conduite d'un petit corniaud actif et silencieux, pour n'en sortir qu'à la demande.

Quelles longues et merveilleuses minutes, quelles vives sensations lentement savourées vous procurent la recherche du terrier, la prospection, les préparatifs, la bataille sous terre, la fuite éperdue et le manchon final ! ... Voilà qui valait vraiment la peine. Car Titi n'aimait pas la chasse pour le sport ou pour le tableau. Non. Il l'aimait pour elle-même, comme l'aime un chien de race.

La seule pensée d'y aller le faisait bondir de joie. Ses petits yeux étincelaient, ses narines frémissaient, et les pronostics et conseils qu'il débitait alors à toute allure par petites phrases saccadées faisaient penser aux abois joyeux et aux bonds du chien sortant du chenil.

Il avait un fusil, mais ne s'en servait jamais. S'il s'embarrassait de cet engin encombrant et inefficace, c'est qu'il estimait qu'il n'y a pas de vrai chasseur sans fusil et qu'on peut alors, trop facilement, être confondu avec un vulgaire braconnier ... qu'il n'était pas.

Pourtant il connaissait, je crois, toutes les garennes, tous les terriers du pays, tous ceux du domaine public, mais aussi ... des domaines privés. Il ne se cachait pas d'ailleurs. On le trouvait au long d'un talus ou en bordure d'un bois, parfois même ... un peu à l'intérieur, inspectant, fouinant, flairant, le nez collé au sol.

— Dis donc, Titi ! Que fais-tu là ?

Il tressautait, surpris, prenait, son air le plus simplet et, de sa haute petite voix sourde :

—Ah ! dame, v'savez ben, m'sieur Charles, je n'chasse point.

Et c'était dit si gentiment, il savait si bien prendre un petit air malheureux d'innocent suspecté à tort, que l'on était désarmé.

— Va-t'en ! Ne regarde pas mes lapins de trop près.

— Oui donc, j'vas m'n'aller, m'sieur Charles, mais n'croyez pas ... Ah ! dame, pour ça non.

Par exemple, jamais il ne chassait la nuit. Il goûtait beaucoup trop les émotions, même les plus infimes de ce jeu, cruel peut-être, mais si passionnant, pour risquer d'en perdre dans l'obscurité la moindre parcelle.

En arrivant sur le terrain, quand il s'agissait d'une partie de chasse régulière, il ... ma foi oui, il raccourcissait sa quête et devenait alors très silencieux et très prudent. Il lui fallait d'abord reconnaître la garenne, visiter toutes les issues, déterminer les entrées et les sorties. Il trottait très vite de l'une à l'autre, s'agenouillait, s'allongeait, rampait jusqu'au bord du terrier, y enfonçait son petit museau pointu, comme s'il allait y entrer, reniflait, flairait, écoutait, se relevait, passait vite à un autre.

Toute cette gymnastique était accompagnée de commentaires très imagés. Le ton prudent et le timbre assourdi de la voix ne permettaient pas de tout entendre ... et c'était dommage.

Puis, les tireurs placés, Titi en extase savourait le travail de son furet. Pour lui, c'était, comme bien vous le pensez, une bête absolument exceptionnelle. Pour des yeux moins prévenus, c'était ... un furet. Il avait des qualités, comme tous les furets, des défauts aussi, comme tous les furets, avec en plus peut-être, étant donné son grand âge, une certaine expérience.

Je dois reconnaître, cependant, qu'il avait des façons d'agir et un comportement très personnels et très drôles. Placé à l'entrée du terrier, il s'ébrouait, se trémoussait, faisait un brin de toilette.

Puis il en parcourait les bords à pas menus, flairant de-ci de-là, inspectant les profondeurs.

Si le trou lui semblait mal famé, il revenait à son maître, le poil hérissé, ou en secouant la tête avec un petit air dégoûté, si la demeure était depuis longtemps vide.

Mais, si, après enquête, il disparaissait d'un air décidé, alors Titi entrait en transe.

Allongé de tout son long au-dessus du terrier, la tête collée au sol, il écoutait d'une oreille, puis de l'autre, les yeux brillants, tremblant d'excitation, et commentait en petites phrases rapides, saccadées, haletantes, le drame qui se déroulait sous lui :

— Attention ! ... Attention ! ... Ça roule ! ... Ça roule ! ... Attention ! ... Le v'là ! ... Le v'là ! ... Hop ! ...

La petite boule grise, oreilles plaquées au corps, jaillissait hors de sa tanière, projetée, semblait-il, par l'explosion de ce hop impératif.

Le claquement sec des coups de fusil déclenchait automatiquement l'appréciation flatteuse, toujours la même au nom près.

— Ah ! ... dame, v'là c'qu'est ben tiré, m'sieur Alain, v'là c'qu'est ben tiré. J'l'on vu rondeliner en boulinant.

Cette dernière expression, si imagée qu'en l'entendant on voyait le manchon magistral, c'était une création de Titi.

Parfois le lapin ne courait que mieux, mais la phrase était partie en même temps que le coup :

— Ah ! ... dame, v'là c'qu'est ben tiré ...

— Dis donc, Titi, est-ce que tu te f ... de moi ?

— Dame non, ben sûr, m'sieur Alain. Ç't'a ben tiré, mais y baissit la tête au coup. J'a vu l'plomb li rjibler par-dessus les oreilles ...

Titi, lui, ne tirait jamais, conscient de l'inutilité de ce geste fait par lui. Mais, si, d'aventure, on avait visité le dos de sa veste de chasse, sans doute y aurait-on trouvé quelques-uns de ces petits filets qui n'ont jamais été destinés à la pêche ... Que voulez-vous ! On n'a pas toujours de bons tireurs sous la main.

La battue finie, Titi s'en allait, emportant, avec quelques victimes, une brassée de souvenirs merveilleux dont il se délectait pendant toute la semaine.

C'était un plaisir de le sentir aussi heureux. Il remerciait avec tant d'effusion et de gentillesse de sa drôle de petite voix d'enfant — d'enfant malheureux — qu'on lui proposait pour bientôt une nouvelle expédition.

Car, s'il n'avait pas eu la chasse, Titi aurait été malheureux, très malheureux.

Si malheureux même qu'un jour, revenant d'une campagne lointaine, je ne fus qu'à demi surpris d'apprendre qu'il était parti pour un monde meilleur ... mais j'en ai eu de la peine.

D. Du F ...

Le Chasseur Français N°663 Mai 1952 Page 267