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Bordeaux-Paris

… La plus belle !

La plus impressionnante course cycliste du monde aura lieu ce mois-ci, le 25 : Bordeaux-Paris.

Ce n'est pas une nouveauté que de le proclamer.

Bordeaux-Paris a connu les pires appellations. Il n'est plus de superlatifs inemployés par les plumes journalistiques.

Pour les vieux : c'est la Doyenne.

Pour les moyenâgeux : c'est le Derby.

Avec les motos d'entraînement, elle devint « la course sous un même soleil ».

Les Dernys lui rendirent un quartier de lune à titre de hors-d'œuvre.

« Ah ! dans le temps ! ... De mon temps ! ... »

Bordeaux-Paris est l'épreuve qui fait le plus soupirer ceux qui portèrent la barbiche en 1891 et la moustache en 1910.

Ceux d'après la Grande Guerre sont également tourmentés.

Quant aux autres, ils n'ont pas encore réalisé les trésors d'énergie que doit posséder un vainqueur de Bordeaux-Paris. Le fait de quitter, dans la nuit, la capitale du Sud-Ouest pour rejoindre le Parc des Princes ne frappe pas leur imagination, trop habitués qu'ils sont à considérer l'Atlantique comme une simple rivière.

Le Tour de France, par sa durée, par son tracé, impressionne plus les masses.

Tout un chacun a plus ou moins bien parcouru une fraction de l'un de ses multiples itinéraires ... même en voiture. Et nombre d'entre ces citoyens ont même le souvenir d'avoir calé leur moteur dans certain col, de n'avoir pu résister à la soif dans telle région, d'être mort de froid ailleurs ...

Il n'est à peu près personne qui ne puisse affirmer :

« Je suis passé là ... Il faut qu'ils en aient dans le ventre ... Ce sont des champions ... »

Ils, évidemment, ce sont les coureurs ... ce qui donne un peu de vernis à ceux qui ont respiré leurs traces, des mois après leur passage, l'assiette mollement posée sur un coussin ...

Tandis que Bordeaux-Paris !

À part le train-drapeau, il n'est pas de performance « civile » sur ce tracé merveilleux ...

La « côte de Sainte-Maure », les « levées de la Loire », les « pavés d'Orléans » ne sont pas des lieux communs.

Enfin il est très peu de sédentaires pour déclarer :

« J'ai suivi Bordeaux-Paris ... »

Au temps des motos, Noret, de Caluwé, Paul Chocque, Sommers ne mirent pas treize heures pour couvrir près de 600 kilomètres. Il suffit d'avoir pris, une fois, les écarts entre le premier et le dernier, pour avoir une idée de ce que représentait la remontée. Seul un coureur automobiliste, avec une voiture de course, pouvait se le permettre. Encore fallait-il ne pas craindre de jouer aux quilles avec les spectateurs et les arbres ...

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Les vieux regrettent les Bordeaux-Paris d'antan parce que l'entraînement humain par bicyclettes, puis par tandems, puis par triplettes et quadruplettes, précédant l'entraînement par automobiles et tricycles à moteur, apportait chaque année quelque chose de nouveau. C'était l'époque héroïque ...

Les moyenâgeux — qui de tout temps seront les plus sages — regrettent, eux, l'entraînement par bicyclettes qui jetait les concurrents dans un flot d'entraîneurs pédalant exactement comme s'ils étaient également en compétition.

C'était du vélo ... du vrai !

Pendant dix ans, les entraîneurs quittèrent les Quatre-Pavillons (Bordeaux) comme les coureurs et arrivèrent avec eux au Parc des Princes. Oh ! certes ils se relayaient, montaient à bord de voitures, dormaient, se reposaient, reprenaient la route, remontaient à bord, au milieu d'un amas inextricable de vélos enchevêtrés.

Pendant vingt années, les heures de nuit furent couvertes sans entraîneurs. Ceux-ci attendirent leurs poulains à Sainte-Maure, à Blois, à Orléans, à Châtellerault, à Orléans, à Poitiers ... selon une ligne brisée qui révèle, aujourd'hui, combien l'organisateur était hésitant pour maintes raisons, pour maints soucis.

C'étaient des parades à la fraude ou à la monotonie de la formule.

Bordeaux-Paris connut ainsi trente années — exceptons 1915, 1916 et 1917 — trente années de stabilité cycliste.

De l'Allemand Fischer, vainqueur en 1900 en 21h.57mn., au Belge Georges Ronsse, vainqueur en 1930 en 19h.26mn. ...

Cette année 1930 ne s'effacera jamais de la mémoire de Francis Pélissier, le « grand », qui avait gagné en 1922, en 1924, et eût voulu réussir un triplé. Il déboucha en tête au Parc. Las ! ses soigneurs, qui ne comprenaient pas ses gestes, l'obligèrent à s'arrêter en le retenant par la selle pour changer de vélo, alors que Francis voulait, précisément, vivre sur les quelque cent mètres qu'il avait d'avance en conservant son vélo de route ... Ronsse passa ... et l'on se doute du tonnerre qui s'ensuivit ...

Les motos entrèrent en lice en 1931, à Orléans seulement, les coureurs ayant roulé seuls jusque-là. Derrière elles, deux « tout neufs », Mithouard et Noret, frais émoulus des courses d'amateurs, gagnaient Bordeaux-Paris de par la volonté de Francis, qui, ainsi, se vengea par eux, puis, plus tard, par Le Strat, de son insigne malchance.

Bordeaux-Paris fut souvent fertile en incidents :

— Arthur Linton qui, en 1896, quoique arrivé premier, fut classé dead-heat avec Gaston Rivierre arrivé second, pour avoir commis une erreur de parcours dans les derniers kilomètres ;

— Léon Georget, Petit-Breton, César Garin, Rodolphe Muller arrivés dans cet ordre en 1904 et mis hors de course pour avoir été entraînés par motos ou poussés (quels précurseurs !).

En drames aussi, dont les plus navrants sont ceux de Roger Lapébie se brisant un genou sur la ligne même d'arrivée au Parc des Princes et de Georges Paillard se fêlant le crâne à Étampes.

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Par ailleurs, l'héroïsme coula à pleins bords chaque année. Les vainqueurs arrivèrent souvent très détachés.

Laurent, en 1938 et en 1939, se promenait littéralement loin devant ses adversaires ... comme Christophe en 1920 et 1921, encore que le vieux Gaulois ne donnât pas cher de sa peau l'année où il eut longtemps devant lui Philippe Thys et Henri Pélissier, qui ne surent pas, à sa façon, préférer le rince-bouche à l'absorption ...

Depuis quelques années, c'est la vallée de Chevreuse qui décide du sort de Bordeaux-Paris ... La raison est-elle dans l'attentisme de nos modernes cracks, dans leur manque de confiance, en un mot, ou résulte-t-elle de l'engin d'entraînement lui-même, le Derny ? Nous n'incriminerons pas le Derny qui remplace avantageusement tous les tandems du passé, mais plutôt la densité caravanesque des suiveurs ...

De toute façon, le fait de voir une demi-douzaine d'hommes, sinon plus, atteindre les bosses de l'Île-de-France, ensemble, ne rehausse pas le prestige d'une épreuve supérieure entre toutes, cependant, et ne frappe pas l'imagination comme l'échappée ...

Les Émile Georget, les Cricri, les Francis, les Paul Chocque et autres gars qui savaient s'étriper avec quelques-uns de ceux que j'ai déjà cités sont des types dont la race ne doit pas se perdre. Bernard Gauthier, le grand solitaire, a repris à son compte leur énergie au service de sa classe.

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La course Bordeaux-Paris n'est pas meurtrière ; cependant il est des champions qui n'ont jamais pu la gagner ; d'autres qui n'ont pas voulu y tenter sérieusement leurs chances.

Henri Pélissier, qui n'était ni l'homme du Tour ni l'homme de Bordeaux-Paris, gagna l'un pour embêter Henri Desgrange et l'autre pour prouver ce dont il était capable par la volonté.

L'histoire du cyclisme lui en tiendra toujours compte, et notre regret est grand de ne point trouver au palmarès : Lapize, un autre nerveux, qui se classa cependant second de Paris-Brest-Paris, et notre national André Leducq.

Dans de courtes semaines, la promotion 1952 s'élancera sur la route fameuse. Maurice Martin, poète et créateur de la Côte d'Argent, qui en jeta les premières bases, avait maintenu jusqu'en 1939 la tradition du starterat inamovible ... Il est mort en 1940.

Mais où sont les nuages d'antan qui distribuaient de la poussière pour une heure d'horloge après le passage des groupes aux mille-pattes ? Où sont les guidons hauts ? Où sont les groupes d'entraîneurs qui se lançaient dans la bagarre plus par amitié pour leur protégé, que par intérêt ? Où sont les crayons de signature pendus au cou par une ficelle ? Où sont les vélos de piste de l'arrivée ... truchement qui avait de l'allure et commençait de réadapter aux civilités, en le rendant partiellement à la propreté, le vainqueur hideux, mais auguste ?

Où sont ... mes mots ?

À quoi sert mon baratin ?

Le présent est là ... Lui seul compte, dans la minute où des hommes se posent en selle pour accomplir la plus difficile performance qui soit.

Il faut toujours saluer l'homme qui entreprend une tâche où la part du sacrifice est importante ...

Gainé, bandé, ganté, caoutchouté, coiffé, graissé, nourri, le ténor apparaît dans sa superbe, frais rasé et sentant bon l'embrocation.

À l'aube, il sera un fantôme qui se débarrassera de son suaire par morceaux : jambières, manches longues, imper, pour redevenir un athlète aux muscles saillants ...

Mais l'usure des matins chantants et les attaques qui suivront l'heure du zénith le ramèneront à l'état d'apôtre, de martyr ou de gladiateur ...

Bordeaux-Paris !

Redisons en nous-mêmes ces mots, ces noms ...

Plaçons-nous sur une bicyclette, fermons les yeux et dans un rêve prenons le départ ...

Alors nous saluerons !

René CHESAL.

Le Chasseur Français N°663 Mai 1952 Page 284