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Jardins de Lilliput

La mode, en toutes choses, est bien plus souvent une résurrection qu'une création. Elle n'invente pas, elle retrouve. Et quelquefois très loin dans le passé.

Sa fantaisie actuelle est de composer de minuscules jardins, ne tenant guère plus de place dans l'appartement qu'un objet d'art sur son socle, à partir de petites plantes grasses (cactus nains, etc.), disposées autour d'allées sablées larges comme un ruban, ou se mirant dans des lacs faits d'un morceau de miroir.

L'idée n'est pas nouvelle. Elle date du Second Empire et de la guerre du Mexique, qui avait attiré l'attention sur ces bizarres plantes américaines. Elle eut alors grand succès. Elle a aujourd'hui grand succès. Il durera ce qu'il durera.

Mais, en ces matières, chacun veut toujours faire mieux que le voisin. (Ou, plus exactement, chacune mieux que la voisine.) Ces minuscules végétaux exotiques sont très amusants, sans doute, mais ils ne ressemblent que de très loin à de vrais arbres. Ne serait-il pas beaucoup plus intéressant de posséder un parc peuplé de véritables essences forestières de nos pays, mais dont la superficie totale serait celle d'un guéridon ?

Un rêve, dites-vous ? Non pas, la chose existe. Tout le monde en a entendu parler, s'il ne l'a vue. Ne sait-on pas que les Japonais sont, depuis des siècles, passés maîtres en cet art et « fabriquent » couramment des pins, des cyprès, des érables, des cerisiers, etc., qui ne sont pas plus hauts que des salades et ont cependant absolument l'aspect de l'arbre normal ?

Tout cela est très vrai. Seulement ...

Seulement, comme vous venez de l'observer, ce sont les Japonais qui font cela. Comme ce sont eux aussi qui prélèvent, reportent et greffent sur le manteau d'une huître l'infinitésimale parcelle de matière qui s'enkystera et formera une perle ... Tout cela est faisable; sans doute, et n'est affaire que d'habileté et de soin. Une Française est-elle donc privée de ces vertus ? ... Non, certainement ! Mais il est également besoin, en l'occurrence, d'une patience ... mais d'une patience ! ... Et alors ...

C'est bien simple, d'ailleurs. Il n'y a qu'à tenter l'expérience. Voici la recette. Vous pouvez toujours essayer de vous en servir. On verra bien le résultat.

Vous n'ignorez pas que tout arbre, dût-il atteindre 100 mètres de hauteur, commence par être, lorsqu'il sort de sa graine, une petite « herbe » verte, consistant bientôt en une minuscule tigelle qui se bifurque en deux branches, terminées chacune par une feuille arrondie, les cotylédons.

C'est à partir de cette herbe que doit débuter notre travail, ou même avant puisque, pour l'obtenir, nous avons fait germer la graine (de pin, si vous voulez). Notre tigelle se trouve alors placée dans un pot de très petit volume, garni d'une terre pauvre, où, dès leur origine, les racines se trouveront mal à l'aise, mal nourries, comprimées — disons le mot : torturées, car c'est là le principe de la méthode — comme l'étaient les pieds de Chinoises à la mode d'hier.

Notre futur arbre naît donc chétif, rabougri. Il nous faut désormais l'entretenir dans cet état, et pourtant l'obliger à vivre. Je vous ai dit que la tâche est difficile ... Et nous sommes loin encore du but !

Poursuivons notre rôle de bourreau, en pratiquant un pincement des cotylédons ... Et, maintenant ou plus tard, comptons toujours pour réussir sur l'indomptable volonté de survivre qui caractérise la matière animée, car nous ne l'encouragerons guère ! Bien entendu, nous ne parlerons pas des échecs. S'ils se produisent, il n'y aura qu'à tout recommencer.

Voici donc la plante blessée qui réagit. Elle repousse au-dessous de la plaie de nouveaux bourgeons mal venus, dont nous ne gardons que le plus misérable, celui qui aura le plus de peine à se développer.

En même temps, nous retardons sa croissance par d'autres procédés. On sait que la racine est composée d'un pivot central, envoyant latéralement des ramifications moins importantes. Quand ces dernières ont atteint une taille suffisante, nous coupons le pivot, nouvelle mutilation qui affaiblit encore notre martyr.

Il veut grandir quand même ! Et les racines secondaires l'y aident de leur mieux. Mais nous veillons. Quand la tige aérienne centrale — la flèche — a réussi à se dresser, malgré tout, nous la traitons comme nous avons traité la racine. Et nous la décapitons !

Notons en passant que tout cela n'a pas été aussi vite que nous l'écrivons. Un arbre ne croît pas en huit jours. Pour chaque opération décrite ou à décrire, il faudra attendre des semaines, des mois, parfois des années. Mais n'avons-nous pas dit que la patience surtout était nécessaire ? Nous commençons seulement à nous en apercevoir.

Les branches latérales vont donc faire comme les racines latérales. Elles vont prendre la besogne à leur compte et grandir, puisque la flèche n'en est plus capable. Mais notre arbre va devenir affreux et ne plus ressembler à son modèle normal. Ce n'est pas ce que nous attendions.

Emparons-nous d'une de ces branches horizontales et obligeons-la à devenir verticale, en l'attachant à un tuteur. Quant aux autres, profitons de ce qu'elles sont encore très flexibles, ramenons-les de côté, en arrière, en zigzag, etc., en leur donnant autant que possible les silhouettes de l'arbre adulte. Des liens légers les maintiendront. Elles souffriront dans leur croissance. Tant mieux. C'est ce que nous voulons !

Mais qui, du tortionnaire ou du supplicié, se lassera le plus vite ? Il veut vivre et, pour cela, ses racines font double travail, se nourrissent comme elles peuvent dans cette terre, volontairement mal arrosée, juste ce qu'il faut ! Eh bien ! forçons-les à se priver. Et, puisqu'elles ont soif de la terre, éloignons-les de la terre ! Creusons-la. Soulevons la tige dans l'espace, de façon qu'elle ne touche plus que, pour ainsi dire, du bout des doigts, le sol nourricier. Dans cet effort à se tendre vers lui, les racines s'étireront, appelleront à leur aide les forces de la plante entière qui, pour les secourir, souffrira, s'étiolera, ne grandira plus ... Vivre ! Elle veut vivre ! À n'importe quel prix !

Y réussira-t-elle quand même ? C'est ici la grosse difficulté de l'entreprise. Dans cette lutte que nous avons engagés contre elle et qui se continuera sans répit par les mêmes procédés que nous venons d'indiquer, nous avons besoin d'une attention de tous les instants pour ne pas dépasser la mesure, pour donner ce qu'il faut, mais rien que ce qu'il faut, et cela, répétons-le, pendant des années, de très longues années même si nous voulons obtenir ces extraordinaires phénomènes que les arboriculteurs d'Extrême-Orient ont su réaliser et dont certains ont dépassé le siècle, et parfois même beaucoup plus !

Alors, vous, mesdames, à qui nous nous adressons plutôt ici — car nous croyons inutile de poser la question à vos époux — vous sentez-vous prêtes à engager l'action, à léguer à vos filles et à vos petites-filles l'œuvre commencée, qui, pour vous comme pour elles, sera pratiquement l'œuvre de tous les jours ? Car le moindre oubli, le moindre abandon anéantiraient bien vite les résultats si péniblement acquis et vous donneraient un monstre au lieu d'un objet d'art.

Et n'y a-t-il pas encore une autre raison pour que nos races occidentales n'aient, croyons-nous, jamais mené à bout pareilles expériences ? Sans tomber dans un excès de sensiblerie, dont nous oublions de faire preuve quand nous épluchons une carotte ou coupons en rondelles une pomme de terre, n'apercevons-nous pas vaguement, quand même, on ne sait quelle obscure férocité dans cette façon de traiter, longuement, obstinément, froidement, un objet malgré tout doué d'une ébauche d'impressionnabilité, et dont l'effort désespéré qu'il fait pour réagir est bien un aveu de confuse souffrance ? Et puis, cet objet, ne l'aimons-nous donc pas un peu, puisque nous lui prodiguons tous nos soins, lui consacrons tous nos loisirs ?

Je vous entends. Dommage ! dites-vous ; parce que ces géants de la forêt devenus pygmées sont de bien jolies choses tout de même ! ...

Je suis de votre avis. Puis-je alors exprimer un vœu ? C'est qu'une personne généreuse vous rapporte de là-bas (je ne pense pas qu'elle le trouverait ici) un de ces vivants miracles, ayant déjà subi le plus dur de son initiation, résigné à son martyre, et que vous n'aurez plus qu'à corriger de temps en temps, sans trop raffiner les supplices. Vos instincts de charité trouveront largement à s'employer. Ces échappés de la géhenne sont en sommes des malades qui ont grand besoin d'être dorlotés. Laissez à d'autres, si vous voulez, la tâche, incessante et ingrate, de tailler les branches indisciplinées, de sacrifier les bourgeons intempestifs, de soumettre les racines revendicatrices. Vous, abritez-le du froid, du vent, d'une claustration trop prolongée, d'une insolation trop violente ... Mais, comme une infirmière consciencieuse qui refuse à un convalescent la friandise qui lui ferait mal, ayez seulement la fermeté de ne lui accorder que juste, tout juste, son dû, de le laisser à l'étroit dans son pot, de freiner son appétit de terre fraîche, de lui mesurer parcimonieusement l'eau quand, de toute la détresse que peut exprimer son misérable feuillage crispé, il tend ses bras atrophiés vers vous, pour crier sa soif !

R. THÉVENIN.

Le Chasseur Français N°663 Mai 1952 Page 291