ANS un récit réaliste qu'il rapporta de son voyage en
Afrique occidentale et qu'il publia, en 1929, sous le titre de Terre d'ébène,
Albert Londres s'exclame, au début d'un chapitre consacré à Tombouctou, devant
la pauvreté en monuments de toutes sortes de la partie de l'Afrique habitée par
les hommes de race noire :
« Ce peuple qui n'a rien, rien, dit-il, a donc
tout de même quelque chose ? »
Les mots disent bien son impression du moment où, au bout de
pérégrinations déjà longues, il entra dans une métropole pour une fois
d'essence purement africaine. Et son émotion était sincère, puisqu'elle lui fit
oublier qu'il y avait encore Zimbabwé.
Car, située aux environs de Fort-Victoria, près d'un
affluent du Sabi, Zimbabwé aussi se trouve en pays noir ... Mieux, elle
cache dans sa mystérieuse solitude une énigme, dont, depuis bientôt cent ans,
savants archéologues et historiens s'efforcent en vain de lui arracher la clef.
Mais qu'est-ce donc que Zimbabwé ?
Reportons-nous en arrière, jusqu'en 1868, si vous le voulez
bien.
Tout comme de nos jours, un soleil impitoyable pesait alors
lourdement sur les brousses semi-désertiques du Sud-Est rhodésien. Épuisé
lui-même par la chaleur, la soif et la fatigue, l'Anglais Adam Renders fit
hâter le pas de la petite caravane de ses porteurs pour lui faire atteindre
avant la nuit un groupe de monticules plats et apparemment boisés, dont, à
travers ses jumelles, il vit trembler les contours à l'horizon. C'était un
chasseur d'éléphants, un de ces aventuriers — c'est le mot — qui
exploitaient les immenses richesses en ivoire, alors à peine entamées, de
l'intérieur du continent noir, et dont bien peu vivaient assez pour profiter de
la fortune qu'à la longue ce métier dangereux devait leur rapporter. Au
crépuscule, ils avaient atteint les premiers bosquets d'arbres et progressaient
à travers un bois peu épais. Le terrain, depuis un moment couvert de buissons
rampants, était devenu pierreux ... Renders était bien trop fatigué pour
se rendre compte que, sous le tapis de cette végétation, la disposition des
pierres présentait souvent une certaine régularité. Mais, subitement, n'en
croyant pas ses yeux, il s'arrêta. Dans la pénombre du crépuscule,
partiellement caché par les arbres, un mur cyclopéen en pierres grossièrement
équarries et ajustées sans ciment lui barrait la route.
Sans le savoir, Renders se trouvait au milieu des ruines
d'une ville morte ...
Revenu l'année suivante près de la mer, il y fit part de sa
singulière découverte à l'explorateur allemand Carl Mauch, qui modifia aussitôt
son itinéraire et retrouva l'endroit, que les indigènes des villages voisins
appelaient Zimbabwé, cases de pierre. Au fond de l'amphithéâtre formé par les
monticules granitiques qui avaient attiré Renders, un espace considérable était
occupé par les restes d'anciennes habitations de conception primitive érigées
au moyen des pierres délitées des pentes environnantes. Mais l'attention des
voyageurs fut avant tout captée par l'énorme enceinte où s'était heurté Renders.
Elle affectait un tracé vaguement elliptique de 150 mètres de grand axe.
Relativement bien conservés, les murs avaient 12 mètres de haut, leur épaisseur
était à la base de 5, à la crête de 3 mètres. D'autres, de dimensions moindres,
plus délabrés aussi, se trouvaient disposés en labyrinthe à l'intérieure de cet
enclos et y délimitaient de nombreux parcours. On y trouva une tour de la forme
d'un pain de sucre ayant 20 mètres de circonférence à la base et, dans son
voisinage immédiat, de nombreux emblèmes phalliques. Par là, les successeurs de
Mauch se croyaient en droit de conclure que l'intérieur de l'enceinte avait
servi à la célébration de rites religieux et l'appelaient le Temple. De même,
les fondations d'anciennes fortifications qui couronnaient la crête d'un
monticule voisin reçurent le nom d'Acropolis. Toute la vallée entre celle-ci et
le Temple était couverte de ruines que des arbres plusieurs fois centenaires
achevaient de disloquer ...
L'arrivée en Europe des nouvelles de ces découvertes fut la
cause d'un certain émoi dans les milieux intéressés. Le fait inattendu d'avoir
trouvé en Afrique noire des ruines selon toute apparence millénaires appelait
une explication que nul n'était capable de donner. Le climat, d'ailleurs
salubre, de Zimbabwé est plutôt sec, les gelées sont inconnues. Dans de telles
conditions, des ruines peuvent pratiquement se conserver pendant une éternité.
Aussi, sans hésiter, les premiers archéologues que l'on délégua sur les lieux
évaluèrent-ils l'âge approximatif de Zimbabwé à trois mille ans. Ce qu'il faut
regretter, c'est que des fouilles systématiques n'ont été entreprises que bien
plus tard, de sorte que mainte pièce importante mise à jour par des amateurs
fut éparpillée sans avoir passé dans des mains expertes. Mais, lorsque
finalement on se mit sérieusement au travail, on tomba presque tout de suite
sur les vestiges d'anciennes mines d'or et de fonderies.
Ce détail a été le point de départ d'une hypothèse osée qui
a joui pendant de longues années de la faveur des historiens. On croyait en
effet avoir enfin trouvé l'emplacement de la légendaire contrée d'Ophir, le
pays de l'or maintes fois cité par la Bible. Rappelons ici les textes y
relatifs du premier livre des Rois :
« Le roi Salomon fit aussi construire une flotte à Asion-Gaber
(1), qui est près d'Élath sur le rivage de la mer Rouge, au pays d'Idumée, et
Hiram envoya avec cette flotte quelques-uns de ses gens de mer, experts en
navigation, qui se joignirent aux gens de Salomon ; ils arrivèrent à Ophir
et en rapportèrent 420 talents d'or » (IX, 26-28).
Et, plus loin :
« ... En outre, la flotte d'Hiram, qui rapportait
l'or d'Ophir, en rapporta aussi de grandes quantités de bois très rare et des
pierres précieuses » (X, 11).
La seule chose précise que nous apprend ce texte est le fait
que les navires atteignaient Ophir par la mer Rouge. Il ne dit rien de
l'emplacement de ce centre de richesses, ni du fret qu'emportaient les navires
en échange de l'or qu'ils rapportaient. Dès lors, que faut-il penser ?
Comment expliquer la disparition des anciens habitants de Zimbabwé ? Les
expéditions de l'association Salomon-Hiram avaient-elles un caractère
belliqueux ?
Silencieuses, les ruines gardent leur secret. Aucune
inscription, ni hiéroglyphique ni autre, n'a pu leur être arrachée. Et,
d'abord, qui pouvaient être ces habitants ?
On a pensé à différentes peuplades pré-sabéennes, aux
Phéniciens en particulier, puis aux Arabes de la période anté-islamique, sans
jamais pouvoir rien affirmer de certain, faute d'un seul objet identifiable
avec une trouvaille analogue de provenance plus connue. Les nombreux objets en
or travaillé des musées de Salisbury et de Bulawayo, en Rhodésie du Sud,
n'autorisent aucune conclusion. Différents emblèmes sculptés, dont un oiseau
posé sur un motif ornemental — il figure à présent dans les armoiries et
sur le shilling rhodésiens — prouvent cependant par leur très belle
exécution qu'on se trouve en présence des restes d'un véritable foyer de
civilisation, ultime reflet sans aucun doute des centres de rayonnement qui
florissaient à l'époque sur les rives de l'océan Indien. Il est curieux de
noter que les fouilles n'ont révélé la présence d'aucun reste humain. Est-ce là
une preuve de la mauvaise conservation des ossements dans le sol granitique ou
de la haute antiquité des lieux ? Pour embrouiller encore les données,
certains archéologues ont voulu, plus récemment, placer la date de la
construction de Zimbabwé aux environs de l'année 900 et même 1550 après
Jésus-Christ, ces derniers l'attribuant à la colonisation portugaise. Cette
opinion est manifestement erronée, car on a constaté entre temps que les ruines
avaient déjà été signalées par les anciens voyageurs portugais. D'ailleurs, à
cette époque, aucun peuple colonisateur européen, les Portugais non exceptés,
ne construisait en pays lointain dans le style et avec les méthodes des anciens
habitants de Zimbabwé. Il suffit pour s'en rendre compte de contempler les
restes des édifices de ce temps laissés par les Portugais à Macao en Chine, ou
le chapelet de châteaux forts édifié par les représentants des différents
peuples maritimes européens d'alors sur le littoral de la Gold-Coast anglaise
et datant en partie du temps de Christophe Colomb, puisqu'on dit de ce dernier
qu'avant la découverte de l'Amérique il avait fait un voyage à Saint-Georges del
Mina, l'Elmina de nos cartes actuelles. La structure des restes de Zimbabwé,
malgré tout, est autrement primitive.
Le fait, par contre, qu'on a trouvé, au cours de ces
dernières années, dans un certain rayon autour de Zimbabwé, de nouvelles villes
mortes au nombre de plusieurs centaines, oblige à reconsidérer toutes les
opinions et de parler de ses anciens habitants non plus comme de simples
colonisateurs éventuels, mais plutôt d'une peuplade assez nombreuse et capable
de jouer dans sa sphère un rôle historique, encore que le moindre détail nous
en échappe.
Il a été suggéré, dans cet ordre d'idées, que le puissant
empire cafre rencontré par les Portugais au XVIe siècle sur le cours
inférieur du Zambèze et décrit sous le nom de Monomotapa par l'explorateur
français François Levaillant dans ses Voyages dans l'intérieur de l'Afrique,
1781-1783 (2) ne soit pas étranger à l'histoire de Zimbabwé. Mais il faut
écarter résolument l'idée que Zimbabwé ait été l'oeuvre de ce peuple bantou ni
d'aucun autre peuple noir. Il convient par contre de retenir que le Cafre a un
teint plus clair que tous ses voisins et présente, de plus, certains caractères
anthropométriques qui le rapprochent des Hamites, ce qui évoque la possibilité
d'un métissage. Mais quand et où celui-ci a-t-il eu lieu ? Zimbabwé
était-elle une création hamite que les conquérants de Monomotapa auraient
détruite et assimilée avant l'arrivée des Portugais, en ne laissant en vie que
les femmes ?
Mystère ...
Rappelons cependant que les Hamites font partie du groupe
que la philologue Lepsius appelait kouschite, et rapprochons les questions
précédentes de certaines vues inédites que le hasard de mes voyages a mises à
ma portée et qui semblent étrangement y répondre. Ne suffit-il pas d'un coup
d'oeil, en effet, pour voir que l'attitude hiératique de l'oiseau de l'emblème
trouvé à Zimbabwé présente une grande analogie avec celle du sphinx de Gizèh et
que même le motif sur lequel il est posé est suggestif des antiques décorations
égyptiennes ?
Me trouvant de passage à Port-Shepston du Natal, il y a de
cela fort longtemps, j'ai pu avoir au sujet de Zimbabwé avec mon regretté ami
et compatriote, le R. P. Odo Ripp, alors missionnaire du pays, des
entretiens qui furent pour moi d'un très grand intérêt. Ayant étudié les
travaux de l'explorateur Frobenius, le Père Ripp avait rapproché l'oeuvre de Zimbabwé
des ruines de l'antique civilisation kouschite, telles qu'elles nous sont
encore partiellement conservées à Axoum et à Méroé, dans l'arrière-pays situé
au sud-ouest de la mer Rouge. Il s'étonnait qu'aucune recherche poussée n'avait
encore été entreprise dans l'Hadramaout, qui fut alors, au même titre que les
pays de l'actuelle Éthiopie, le domaine des peuples kouschites et où il
considérait comme très vraisemblable l'existence de nombreux restes de
monuments pré-sabéens. Comme Frobenius aurait rencontré au sud du Zambèze des
traces de cette civilisation, le père Ripp escomptait des futures découvertes
dans le Sud de la presqu'île arabe des indications permettant d'étudier sous un
jour nouveau les questions soulevées, quant à la provenance des populations de Zimbabwé
et à l'époque de leur existence, par ces ruines au passé encore si étonnamment
mystérieux.
René R.-J. ROHR,
Capitaine au long cours.
(1) Voir « La rose de Jéricho », Le Chasseur
Français, octobre 1950.
(2) Paris, 1790-1795.
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