Nous venions de franchir la zone des sapins. Nous avions
cheminé longtemps dans l'ombre de leur sombre voûte, en file indienne,
légèrement courbés sous nos sacs ; notre fusil à la bretelle, nous allions
à ce pas lent et mesuré des montagnards, qui vous élève avec patience, mais
avec sûreté, du vallon vaporeux de brume aux faîtes nus ensoleillés. Muets, pour
cadencer notre respiration, à peine avions-nous échangé quelques mots pour
décider un ultime détail de notre plan d'attaque ou proféré quelques rappels de
chiens impatients ou distraits par une gelinotte. Et maintenant nous émergions,
dominant la forêt, verticale à nos pieds, éblouis de soleil sous un ciel
provençal, humant à pleins poumons l'air pur et frais des cimes. Durant cette
ascension propice aux rêveries, sollicitées ou accueillies, j'avais été
distrait par des réminiscences : quinze ans plus tôt, lorsque je
gravissais au même pas les flancs, pareillement ombragés de sapins, de
certaines montagnes audoises, j'avais connu la même angoisse et la même
émotion. J'allais alors, sur des sommets également sauvages, loin des lieux
habités, chasser le sanglier. Je retrouvais ici, mais à une échelle plus
grande, cette impression de vide autour de soi, de mystérieuses profondeurs,
d'inviolables escarpements et ce silence étrange qui dépassent la mesure
humaine et sollicitent, comme d'invisibles sirènes, l'explorateur foulant pour
la première fois une terre en marge du monde. J'allais pénétrer, pour la
première fois, dans le domaine des coqs de bruyère.
Sans transition, en débouchant de la forêt sur les espaces
dénudés, fraîche du jour ou de la nuit, la neige, pour nous accueillir, avait
déroulé son tapis sur les rudes caillasses. Les pas de mes amis, que je
suivais, y laissaient de profondes empreintes, larges, démesurées. Et c'est
alors que me vint à l'esprit le souvenir d'un fait divers paru dans les
journaux quelque vingt ans plus tôt : une mission d'explorateurs, sur
quelque mont d'Himalaya, où nul n'avait encore osé s'aventurer, avait trouvé et
suivi dans la neige des empreintes de pieds humains, dont la forme et les
dimensions ne pouvaient que laisser supposer la taille gigantesque et l'espèce
inconnue de leur propriétaire. Pour la première fois avait ainsi été posée
l'existence problématique d'authentiques représentants de l'homme
préhistorique.
Sans doute un tel événement ne fut pris au sérieux par
personne ; je n'en connus pas d'autre écho. Mais il m'avait impressionné
au point qu'en accédant au sommet de cette montagne alpestre, plus de vingt ans
après, à l'instant même où mes amis m'ordonnaient d'armer mon fusil, tandis
qu'un chien pénétrait dans les vernes, dans la minute mémorable qui devait
précéder la plus belle émotion cynégétique de ma vie — ma première vision
d'un gros noir fusant au-dessus des cimes lointaines, — à cet instant, me
revenaient ces quelques lignes d'un journal, dont bien peu de lecteurs devaient
se souvenir. Et, quêtant d'autres coqs, les traces fraîches d'un blanchot,
autre inconnu pour moi que j'avais rêvé de surprendre, me donnèrent, je crois,
une émotion semblable à celle que ces pionniers avaient dû ressentir sur les
pas de l'Homme des neiges qu'ils découvraient pour la première fois.
Or, vingt-cinq ans plus tard, sans qu'entre temps on ait
reparlé de l'affaire, d'autres explorateurs, anglais, ont, vers les mêmes
lieux, découvert une piste semblable. Mais, cette fois, ils l'ont
photographiée, et tout le monde en a pu voir l'image : des empreintes de
pieds munis d'un orteil latéral, de forme large, ovalisée, et d'une dimension
double de celle d'un pied humain normal. En outre, cette fois aussi, se
montrant plus curieux, lesdits explorateurs ont fait parler les indigènes.
Ceux-ci n'habitent pas les lieux où l'on a découvert les traces, ils craignent
les monts inviolés entourés de terribles légendes ; or, ceux vivant dans
les vallées les plus sauvages et les plus rapprochées savaient qu'il existait,
là-haut, dans les montagnes vierges, un géant redouté, appelé le Yétis.
La crainte qu'il leur inspirait n'était pas étrangère à leur respect de son
domaine supposé et à l'appréhension des portefaix pour suivre les explorateurs.
Bien des légendes sont fondées sur des événements ou des constatations dont
l'origine est trop lointaine pour être contrôlée. Celle qui entoure le Yétis,
et qui a dû bien souvent faire hausser les épaules à des hommes sensés et même
à des savants, est-elle sur le point de devenir réalité ?
Certains, parmi les plus hardis des indigènes, qui s'étaient
hasardés quelquefois vers les monts interdits, ont affirmé avoir vu le Yétis
par corps. Ce serait un homme velu, mais à la face rase, de grande taille et
qui serait armé d'un arc. Toutefois, les témoins sont d'accord pour contredire
la légende, le géant s'enfuirait à la vue des intrus sans chercher à les
attaquer. Il est permis de voir dans cet aveu un gage de sincérité au sujet de
ces témoignages. Mais le Yétis était-il bien armé d'un arc ? Ce seul
détail est d'importance capitale car, s'il est vrai, il s'agit bien d'un être
humain.
Ne pouvant, en effet, nier le fait des traces insolites
constatées par photographies, ni la sincérité du rapport des explorateurs, les
savants se refusent à croire à l'existence d'un être humain encore non
répertorié. Ils ne s'arrêtent même pas à l'hypothèse de la survivance, en un
monde encore inviolé, d'un spécimen humain préhistorique. Cette hypothèse
n'implique pourtant pas qu'un tel être serait immortel ; pourquoi une
tribu, retirée sur ces monts lors de quelque déluge, ne s'y serait-elle pas
reproduite après s'y être adaptée ? Mais les savants sont parfois
décevants, rares sont ceux qui laissent une part au rêve ; et, cependant,
ce qui n'était hier qu'évasion de poète ou création de romancier, devient
souvent réalité. Les savants, donc, estimant que la race humaine est assez
encombrée, ont rangé l'être mystérieux dans l'espèce animale, concédant que son
catalogue est susceptible d'être complété. Mais, prudemment, d'abord, ils l'ont
rangé parmi les ours, et, précisant, parmi ceux d'une espèce connue, qui serait
quelque Ursus thibetanus. Mais l'ours est quadrupède, et le Yétis
marcherait sur deux pieds. Il pourrait alors être un singe ; et c'est
ainsi que la question de l'arc revêt son intérêt ; car aucun singe connu à
ce jour ne se livre à une industrie quelconque, rares même sont ceux qui se construisent
un abri.
Le mystère de l'Homme des neiges, c'est ainsi qu'on l'a
surnommé, sera-t-il bientôt éclairci ? Il a failli l'être depuis la
découverte de ses traces par les explorateurs anglais. C'est le roi de Grèce
lui-même qui, d'après les journaux, aurait relaté l'incident dans un rapport
sur l'étude ethnographique de la région himalayenne à laquelle il procède sur
place. Des montagnards avaient relevé les traces d'un Yétis qui descendaient
jusqu'à une citerne où, sans doute, il venait s'abreuver. Ils emplirent cette
citerne d'un breuvage enivrant. Le Yétis y vint boire la nuit et fut trouvé non
loin de là, plongé dans un profond sommeil. Il fut très solidement ficelé ;
mais, s'étant réveillé, dans un effort qualifié de gigantesque par le
narrateur, il se libéra de ses liens et s'enfuit dans la montagne, tandis que
ses ravisseurs s'enfuyaient, effrayés, dans le sens opposé. Si l'anecdote est
véridique — et, jusqu'à démenti, on ne peut en douter, — serait-elle
un indice que le temps est venu où la légende va déchirer son voile ? Et
c'est peut-être parce que l'heure en est proche à l'Horloge du Temps, qu'au
moment même où les hommes d'en bas ont découvert la preuve de son existence,
l'Homme des neiges, de lui-même, a fait ces premiers pas à leur rencontre,
peut-être pour s'offrir.
Mais ce premier contact, peut-être aussi, lui aura-t-il fait
comprendre que cette humanité évoluée, dont il s'est retranché pendant des
millénaires, est composée d'êtres insociables. Ainsi, si le Yétis de la
fontaine est le dernier représentant de l'homme des cavernes en quête d'un
semblable et d'un nouveau milieu, mesurant le bonheur que s'étaient réservé ses
ancêtres en restant près du ciel, il aura regagné son maquis, déçu et décidé à
mourir seul, mais libre. Et des siècles, peut-être, s'écouleront alors avant
qu'une autre expédition découvre son cadavre sous la neige. Mais le Yétis de
1951 sera redevenu légende, et les savants décideront qu'il s'agit d'un homme
tertiaire mort depuis un million d'années. Ainsi, quand le cadavre d'un
mammouth fut découvert presque à fleur d'un glacier sibérien et que des chiens
dévorèrent sa chair, qu'ils jugèrent encore fraîche, fut-il classé d'autorité
comme vestige préhistorique ; et cependant, non loin de là, en 1918, un
chasseur qui passait des mois dans l'insondable et encore insondée forêt de la
Taïga, la plus vaste du monde, suivait les traces d'un mammouth authentique et
vivant, qu'il vit enfin par corps sans confusion possible.
Après tout, pourquoi pas ? C'est l'homme envahisseur
qui détruit les espèces ; mais il n'a pas encore pénétré partout, et les
derniers remparts du monde peuvent bien abriter des êtres non évolués ou des
espèces présumées disparues. Dans les forêts ou montagnes de France, de temps
en temps, un loup, un lynx, une genette, un ours sont vus, tués ou capturés,
bien qu'on les ait déjà rayés de la faune autochtone ; bien peu d'arpents,
chez nous, sont pourtant encore inviolés.
C'est cet espoir d'une rencontre rare qui fait l'attrait des
forêts vierges et des savanes ; à l'échelle de leurs moyens, c'est lui qui
anime le chasseur de montagne, et même celui des marais. L'homme porte en lui
cet instinct qui se traduit par le besoin de découvrir. Il lui obéit sans le
savoir quand il préfère à la plaine facile et bien aménagée les forêts sans
layons, les ravins et les monts dépourvus de sentiers ; car c'est alors,
vraiment, qu'il redevient chasseur : il cherche. Découvrir, c'est tout
d'abord chercher. Le sens humain du mot « chasser » ne saurait
définir autre chose. Et, qu'il cherche un lapin de garrigue ou le koudou au
Tanganyika, le chasseur ne saurait éprouver une joie si le lapin ou le koudou
venaient spontanément s'offrir ; il faut qu'il les conquière.
C'est sans doute pourquoi il a rendu sans le vouloir les
animaux méfiants et sauvages, alors qu'à leur premier contact ils venaient à
lui d'amitié. Hors du plaisir de les croquer — bien différent de celui de
la chasse, depuis que celle-ci n'est plus besoin vital, — hors même de
celui de les tirer, qui est venu comme conséquence, le plaisir de s'en emparer
est le départ de ce fossé entre l'homme et les bêtes sauvages.
Aussi, que le Yétis soit homme ou bête, il sera désormais
traqué. Le tigre ou le lion s'en feraient peut-être comprendre ; l'homme,
jamais. Car, mort ou vif, l'Homme des neiges est condamné au parc zoologique ou
au musée. Plus qu'un drapeau planté sur les cimes du Toit du Monde, il
deviendra bientôt l'enjeu des grimpeurs de l'Himalaya. Et, parce que ceux-ci
sont des hommes, pour le convaincre, ils prendront des fusils.
GARRIGOU.
|