C'est octobre. Au matin, la brume enveloppe le paysage et ne
se dissipe souvent qu'à midi, sous les rayons d'un soleil encore chaud, mais
qui semble devenir paresseux, car il n'arrive pas même à la chasser
complètement des lointains qu'elle ouate d'un voile doré. Un vent du nord,
insistant et glacé, lutte rageusement contre ses rayons affaiblis. Quand il
tombera, au crépuscule, la température baissera avec rapidité et peut-être
atteindra-t-elle le zéro du thermomètre, nous donnant ainsi la première gelée de
la saison.
Devant cette menace, on s'affaire au jardin à rentrer les
poires d'hiver, les dernières tomates et les derniers haricots frais. On paille
les cardons, on abrite les chicorées et les scaroles, on porte au cellier les
géraniums et les cactées qui décoraient le perron, ainsi que les caisses des
lauriers-roses et des fuchsias en arbres. Pourtant, à l'exception du feuillage
éclatant de la vigne vierge, on ne découvre dans la verdure que de rares taches
jaunes et rouges ; mais bien plus que par ses couleurs, c'est par son
silence que l'automne annonce sa présence. De temps en temps, le cri d'une
mésange ou le « hennissement » du pic-vert au lointain. Le
rouge-gorge, qui animait ces jours derniers, plus tièdes, de la pathétique
douceur de ses chants, s'est tu, découragé par les morsures du froid. C'est
alors que, sur le toit de notre maison, sur celui du poulailler qui touche aux
prés et aux champs de la campagne, sur ceux des maisons avoisinantes,
commencent à résonner des cris d'appel singulièrement musicaux. Les
bergeronnettes grises qui, vers la fin de septembre, se sont mises en route
pour gagner des climats plus chauds et qui s'attardaient aux pâturages et aux
labours, chassant les insectes sous les pas du bétail ou les vers et les larves
dans les mottes brutalement renversées par la charrue, semblent s'avertir
mutuellement qu'il est temps de reprendre le voyage interrompu.
Elles nous étaient arrivées dès la fin de février. Comme
aujourd'hui, leurs bandes innombrables fréquentaient les labours aussi nus qu'à
l'arrière-saison. Mais dès que le soleil a retrouvé sa tiédeur, elles se sont
dispersées par couples, au bord des eaux, ruisseaux, rivières, lavoirs, même
étangs, qu'elles fréquentent moins cependant. Nous les y avons rencontrées bien
souvent, marchant à pas comptés sur le sable humide, comme si elles craignaient
de se mouiller les pattes, avec de jolis hochements de leur longue queue sombre
bordée de clair qui accompagne leur harmonieux plumage demi-deuil, où se
rencontrent élégamment le blanc, le noir et le gris, et dont la distinction
s'accorde à celle de leur allure.
C'est là qu'elles vivent et qu'elles élèvent leur
nichée. Le nid, fait de petites racines, de paille, de mousse, d'herbes sèches
et de feuilles mortes, chaudement doublé de crin, se trouve au bord même de
l'eau, parmi les roches, sous les racines d'un arbre riverain, sur une pile de
pont ou bien à proximité, dans le trou d'un mur ou sous le toit d'un lavoir,
d'un moulin ou d'une maison habitée. Il est toujours très bien caché et assez
difficile à trouver. La première ponte, en avril, est d'ordinaire de cinq à
sept œufs, d'un blanc bleuâtre à petites taches grises, plus ou moins
nombreuses ; la seconde, en juin, de quatre ou cinq.
Ces gracieux oiseaux ont reçu, suivant les régions, les noms
caractéristiques de hochequeues et de lavandières. Ce dernier leur vient de
leur habitude de fréquenter les environs des lavoirs, dans les ruisseaux
d'alimentation ou de décharge, dont elles recherchent la nourriture, car elles
ne sont guère sauvages et ne redoutent pas la présence des humains. Quant au
premier, il vient tout naturellement aux lèvres quand on les observe quelque
peu, tant il dépeint exactement leur allure légère et dégagée. Mais, par-dessus
tout, elles demeurent les bergeronnettes, les petites bergères qui accompagnent
les troupeaux aux champs, suivent pas à pas le bétail dans toutes ses
évolutions, viennent becqueter les mouches jusque sur les pattes des vaches et
se perchent parfois sur leur dos. De temps en temps, avec un cri aigu et
prolongé, qui rappelle celui du martin-pêcheur, elles s'élèvent très haut dans
le ciel, presque verticalement, puis d'un vol onduleux, tout en courbes
montantes et descendantes, elles regagnent les bords du ruisseau sur lesquels
elles nichent ou qu'elles ont coutume de fréquenter. Ce sont des oiseaux
chanteurs, mais qu'on n'entend pas très souvent et presque uniquement à
l'époque des nichées. Leur chant possède la même tonalité musicale que leurs
cris d'appel et, pour cette raison, les fait reconnaître aisément, aussitôt
qu'on les entend.
Dans le courant de novembre, quand la migration des
bergeronnettes grises est terminée, des cris tout semblables aux leurs
résonnent de nouveau sur les toits du voisinage. Il s'agit cette fois des
bergeronnettes jaunes ou boarules. Est-ce encore une migration ?
Peut-être, mais tout l'hiver il en restera avec nous, sans qu'on puisse dire si
ce sont les mêmes qui ont passé l'été dans nos pays. Elles portent un manteau
uniformément gris cendré, avec des liserés jaunes aux ailes et à la queue. Tout
le dessous est jaune également, ainsi que le croupion qui s'éclaire quand elles
prennent leur vol. À l'époque des amours, une grande plaque noire orne la gorge
du mâle. Plus montagnardes que les grises, elles aiment les rivières à truites,
les chutes d'eau et les cascades que visite aussi le cincle plongeur. Il faut
voir, par un beau jour d'été, une famille de bergeronnettes jaunes se jouer en
se poursuivant, avec des cris de folle joie, dans l'écume d'une cascade, irisée
de soleil, pour connaître la grâce, la vivacité et le charme presque irréel de
ces jolies créatures. De véritables petites ondines dont l'eau agitée et
vaporeuse paraît l'élément essentiel. Par instants, l'une d'elles se pose sur
une roche en hochant élégamment sa longue queue grise et puis, d'un vol prompt,
avec un cri aigu, elle rejoint le reste de la bande dans le fracas des eaux
croulantes.
Pour tout le reste, genre de vie, nidification, chant,
nourriture — les bergeronnettes sont de purs insectivores qu'on doit
rigoureusement protéger, — les boarules sont très semblables aux
bergeronnettes grises. Seulement, tandis que ces dernières passent l'hiver en
terre africaine, où Jacques Delamain nous les dépeint « parmi les
oliveraies, suivant les étroits sillons que trace autour de l'arbre sacré la
charrue des Arabes », leurs pauvres sœurs jaunes endurent chez nous toutes
les rigueurs de l'hiver. Que de fois, par les grands froids, j'ai eu le cœur
serré à voir, en plein bourg, un de ces oiseaux cherchant mélancoliquement,
auprès d'un caniveau, une nourriture introuvable ou bien, dans mon jardin, au
bord de mon bassin ou sur ses eaux mêmes, devenues dures comme la pierre, errer
solitairement, dans une morne quête inutile. Longtemps j'ai espéré qu'à
l'exemple des autres insectivores elles viendraient quelque jour se réconforter
sur ma fenêtre — on m'avait conseillé pour elles le gras de pot-au-feu — où
une table servie les attend. Jamais elles n'y sont venues. Allez donc connaître
les goûts de tous les oiseaux ! Il est heureusement encore, en nos froids
pays, assez de ruisseaux rapides dont les eaux ne gèlent pas, pour que nombre
d'entre elles arrivent, non sans souffrances, à franchir la dure période des
privations hivernales et à atteindre le printemps sauveur.
Pierrette MAGNE.
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