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Jour de brouillard

Les chasses, quand elles parcourent un terrain bien connu, se ressemblent toutes, du moins dans leurs grandes lignes, et il faut quelques incidents pour les différencier, incidents dus aux péripéties du courre, aux animaux plus difficiles ou plus vigoureux ou aux variations atmosphériques.

Le grand vent, qui n'est pas drôle, les grosses pluies, qui ne le sont pas davantage, la neige, si poétique mais si gênante, viennent modifier le décor où se déroule le courre et les acteurs y prennent parfois et suivant les circonstances un aspect vraiment peu conventionnel. Mais le brouillard intense, la brume opaque et presque impénétrable, comme je l'ai vue une fois, apportent quelque chose d'infiniment plus rare et dont on se souvient longtemps.

Nous étions à la mi-décembre ; le temps avait été jusqu'alors pluvieux, trop doux pour la saison, et rien n'annonçait encore l'hiver, si ce n'est les bois dépouillés de leurs feuilles par d'éphémères gelées de novembre.

Dès le jour, un brouillard intense enveloppait la terre. Ce n'était pas une raison, on le pense bien, pour nous empêcher de partir ; nous espérions une éclaircie, ce qui arrive souvent vers le milieu du jour.

Notre rendez-vous était à 10h.30 à un carrefour de forêt ; les chiens, motorisés depuis peu, furent mis dans la camionnette, qui prit la route. J'étais déjà parti à cheval pour gagner la forêt.

Vraiment le spectacle était peu banal. J'avançais dans une purée opaque et n'apercevais devant moi qu'une faible étendue de chemin, la vue portait à peine à 50 mètres et c'est à cette distance qu'émergeaient soudain du brouillard les gros obstacles tels que les arbres, les poteaux de la ligne électrique ou le calvaire marquant le croisement des routes qui mènent dans les grands bois.

La forêt, sous ce linceul gris, est fort mystérieuse et me semble tout à fait différente de celle que je connais si bien ; aujourd'hui c'est une étrangère.

Pour secouer cette mélancolie qui m'enveloppe et me gagne, je prends ma trompe et sonne une fanfare. Elle anime mon cheval dont le pas cadencé me balance plus gaiement. Et j'arrive enfin au rendez-vous où de vagues ombres se silhouettent, falotes, dans le gris cotonneux qui absorbe tout.

Nous avons une brisée dans une enceinte voisine et nous découplons bientôt. La quête est pénible, car la voie lavée du rembucher est mauvaise. Les chiens s'enfoncent sous bois, puis lancent.

Ici une petite oraison à saint Hubert pour le remercier d'avoir donné à nos poitevins cet amour de la chasse qui leur permet, même dans les plus mauvais jours, de faire bondir un animal ; aujourd'hui, nous étions résignés et prêts à billebauder une heure ou deux avant de sonner une rentrée au chenil qui paraissait bien probable.

Eh bien ! pas du tout, heureusement, et par un de ces phénomènes inexplicables et fréquents pour tout ce qui touche la voie, nos chiens chassent fort bien et trimbalent d'agréable manière leur chevreuil. Du reste, notre animal doit fumer ainsi que nos chevaux, qui répandent autour d'eux une vapeur intense comme s'ils sortaient d'un cuveau de lessive, et cela forme une nappe odoriférante fort perceptible pour la meute.

Nous faisons donc un parcours rapide dans un décor impressionnant ; tout se fond dans cette blancheur de cachemire encore plus dense, on avance à plein train, car cela marche dur, dans un horizon restreint, où tous les bruits sont amortis et comme étouffés, un vrai laisser-courre de rêve.

Ainsi se déroula la chasse avec des incidents coutumiers, des balancers, un défaut, un relancer. Puis notre chevreuil prit la plaine pour un court débucher, mais où je faillis perdre, ne voyant plus rien autour de moi et le terrain étant bien trop mou pour suivre en prenant à travers champs ; heureusement l'animal regagna assez vite la forêt et j'y parvins à mon tour sans avoir perdu trop de temps. Peu après, sur un nouveau relancer, les chiens portèrent bas notre chevreuil.

Par chance nous étions tous à l'hallali et je revois le curieux spectacle des veneurs, des chevaux, des chiens, silhouettes imprécises et comme fantomatiques, qui s'agitaient auprès d'un étang où le brouillard était encore plus épais s'il est possible.

La curée fut faite lestement, mais la chasse nous avait entraînés très loin de l'attaque et nous avions une longue retraite à faire pour rentrer.

Si bien que la nuit nous surprit dans les bois. Maintenant, il faisait noir à ne pas voir les oreilles de son cheval. Tout était comme étouffé dans ces nappes si obscures qui vous entouraient de toutes parts.

Puis la troupe des cavaliers s'égrena, prenant des routes différentes qui nous menaient chacun chez soi. Les adieux rituels s'envolèrent des trompes, vite étouffés dans la brume insonore et hostile ; et je me trouvais seul de nouveau, cheminant paisiblement dans l'obscurité totale. Mon cheval me guidait et je le laissais faire : il savait où aller pour gagner l'écurie, mais je me revois encore à un carrefour de forêt, jouant du briquet pour essayer de déchiffrer l'indication qui figurait au poteau et me permettait de prendre une bonne allée plutôt qu'une autre défoncée par de récents charrois de bois.

Toutes ces retraites, qui sembleraient fastidieuses et énervantes à certains veneurs d'aujourd'hui, faisaient alors partie de notre vie et je dois avouer que je ne m'y suis jamais ennuyé. Mais c'est là que l'on goûte vraiment et estime à son prix le cheval qui « a du pas », celui qui vous porte gaillardement et dont l'allure bien cadencée abat cependant des kilomètres malgré les plus dures journées.

Et comme la maison chaude et claire vous apparaissait accueillante, et quel appétit on y apportait avec le parfum des grands bois !

Guy HUBLOT.

Le Chasseur Français N°664 Juin 1952 Page 325