Je prie de ne pas voir dans les lignes qui suivent le
moindre amer regret, pas plus qu'une critique entre le passé et le présent.
Le progrès est inéluctable, en matière de chasse comme en
tout, et il est rapide ; ne lisais-je pas tout dernièrement une étude, mon
Dieu, fort intéressante, sur les moyens de transport dans la capitale au cours
de laquelle son auteur démontrait qu'un Parisien de cinquante ans — à
cinquante ans, l'on n'est pas un vieillard — a pu traverser dans son
enfance tout Paris dans des omnibus à chevaux et qu'il y a loin du « carrosse »
à cinq sols de 1672 au moderne métropolitain de nos jours. Nous devons nous
adapter ... Le gibier, du moins le gibier plume, a su le faire pour sa
défense, et ceux sur la tête desquels les ans ont déposé leur neige ne me
démentiront certes pas.
Le voudraient-ils qu'ils ne le pourraient pas, et la vue des
armes anciennes serait là pour prouver le contraire.
Les armes anciennes de ma famille, si précieusement
conservées, que les événements de 1939 à 1944 ont fait disparaître sans espoir
de retour, étaient de très petit calibre ; canons très longs, crosse, par
contre, exagérément courte ; les calibres alors n'étaient pas strictement
standardisés, puisque n'utilisant pas de cartouches. Le recul devait certainement
en être assez pénible, car la garniture de cuir matelassant la joue était de
règle. Tout cela indiquait que l'on forçait sur la charge de plomb et que l'on
« visait » à loisir un gibier peu farouche. Sans remonter très haut,
mon grand-père racontait qu'il lui arrivait, maintes et maintes fois, après
avoir tiré une ou deux perdrix de ses premiers coups, de voir les autres
membres de la compagnie partir les uns après les autres pendant qu'il
rechargeait. Nous sommes loin de cette confiance ... toute relative ...
même le jour de l'ouverture.
Et il ne s'agit pas là uniquement du gibier sédentaire. Mon
premier gibier « vrai » fut, à quatorze ans, avec le fusil paternel,
un Lefaucheux calibre 16 à broche, plomb n°4 — il y a de ces souvenirs
impérissables ! — une bécassine tuée par le plus grand des hasards
dans une bande nombreuse. Actuellement, ces oiseaux se tiennent isolés,
rarement par couples, sauf peut-être lors du repassage. Eux aussi semblent
avoir compris.
Le nombre des chasseurs est en cause chez nous, et il y a
des chiffres ayant leur éloquence ; que l'on compare ! Pour une
superficie de 244 milliers de kilomètres carrés, il y a, en Grande-Bretagne,
56.000 chasseurs, 48.000 en Pologne pour une superficie de 388 milliers de
kilomètres carrés, 230.000 en Allemagne peur 468 milliers de kilomètres carrés
et près de 2 millions chez nous pour 551.000 kilomètres carrés ; les
remèdes proposés, parce que l'on s'obstine à ne vouloir voir que l'effet, sans
en rechercher la cause, s'avèrent donc inopérants dès le début.
Nos parents et arrière-grands-parents avaient deux objectifs
principaux : le lièvre, la perdrix, beaucoup plus rarement le chevreuil.
Je parle du chasseur moyen, car le faisan était déjà acclimaté, mais moins
répandu que de nos jours. Se dispersant moins en réalité.
Il reste cependant encore du gibier en France. Nous aurions
évidemment beaucoup de mal à réaliser des chasses comme celles dont nous parle
Georges Benoist dans son livre Lièvres et levrauts et où 15 fusils, les
7 et 8 octobre 1792, tuèrent notamment 2.580 perdrix et 1.593 lièvres,
contre seulement 12 faisans, preuve de ce que j'ai avancé précédemment. Du
reste, rien que sur le domaine de Chantilly, de 1748 à 1779, il fut tué 77.750
lièvres ...
Il y a mieux encore, mais cela se passait à l'étranger, et,
si je cite ces chiffres, c'est uniquement à titre de curiosité ; ils sont
extraits des Veillées du Gerfaut, ouvrage du comte de Sabran-Pontevés,
qui, au surplus, intitule le chapitre où il en est question : « Le
record des tableaux monstres du monde ». Là, 15 chasseurs également, du 1er
au 10 septembre, tuèrent exactement 18.250 perdrix. Des battues pareilles
doivent, bien entendu, être préparées longtemps à l'avance : les oiseaux
sont concentrés peu à peu sur des espaces se rétrécissant, agrainés puissamment
et maintenus dans le périmètre de ceinture qui leur est concédé par des feux
allumés dès la chute du jour, puis maintenus la nuit entière. Une autre des
conditions de réussite est le nombre des rabatteurs, soit à peu près l'effectif
d'un régiment d'alors, au moins un millier. Quant aux chasseurs, il est entendu
que, devant le nombre astronomique de cartouches tirées, ils devaient subir des
ecchymoses sur les bras ou les clavicules, des doigts meurtris ou contusionnés
par le recul.
Ce sont là chasses d'un autre âge et, comme je l'ai dit
également, pour une tout au moins, à l'étranger.
Le tout est de savoir exploiter intelligemment le gibier que
nous possédons encore ...
Dernièrement, j'ai entendu parler de chasses d'un millier et
plus de faisans sur un territoire que je connais bien pour l'avoir pratiqué et
qui est situé dans l'Est ; avant 1939, on s'y déclarait satisfait avec une
battue journalière de 400 à 500 pièces ; plus près du Centre, dans le
Nord-Ouest, le nombre des chevreuils était devenu si considérable dans une
autre chasse qu'ils abîmaient les bois et il a fallu procéder à une destruction ;
une seule journée a produit un « tableau » de 47 animaux ; par
ailleurs encore, dans un domaine historique, bien connu, il a été tué, toujours
en une seule journée, 30 sangliers, plus dix qui ont été perdus, et un nombre
infiniment plus considérable qui n'a pu être tiré.
Ceci est la preuve évidente qu'avec un peu de savoir-faire
et certaines dispositions ad hoc sur lesquelles je ne m'étendrai pas
cette fois, il est encore possible, pour les chasseurs, de voir de beaux jours,
en dépit des prophéties de malheur, mais ne prenons pas la proie pour l'ombre,
des remèdes de la plus haute fantaisie pour l'expression de la vérité.
Ceux qui ont beaucoup vu, et peut-être un peu retenu, ont le
droit de parler, plus que d'autres qui n'ont rien fait, mais qui, eux, parlent
beaucoup.
« La chasse, c'est la vie, c'est la santé », a
écrit le Dr Oberthur, et, comme médecin et chasseur, nul ne s'y
connaît mieux que lui ...
À tous points de vue, donc, encourageons-la, protégeons-la ;
si elle constitue une richesse nationale, elle constitue également une source
puissante de vitalité pour nous autres, Français. Ce n'est pas là l'un de ses
moindres mérites.
Jacques DAMBRUN.
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