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Trépas d'une élégante

Depuis plusieurs jours et comme chaque année au printemps et en automne, les grues peuplent la plaine. Leurs évolutions et leurs criaillements ont pour effet de raviver en moi le désir déjà ardent d'abattre l'un de ces grands et beaux oiseaux dont la méfiance va de pair avec la taille et que je n'ai jamais pu voir qu'au delà de la portée ordinaire de mon -fusil. Je sais déjà, pour l'avoir appris à mes dépens en essuyant plusieurs échecs, qu'il n'est pas facile d'acquérir ce résultat. Mais que ne ferait-on pas pour arriver à un tel but, lorsqu'on est jeune et intrépide chasseur ? Dans la plaine, lorsqu'elles sont posées, c'est peine perdue d'en tenter l'approche, à moins de pouvoir, par hasard, se dissimuler derrière un chemin formant butte et à condition de ne pas craindre de faire du plat ventre.

Un nouveau plan est vite élaboré. C'est demain jour de chasse. Nous devons faire pour la saison, quelques amis et moi, une de nos premières sorties au bois ; mais avant l'heure du rendez-vous, à l'aube, il peut suffire de quelques instants pour tuer une grue. Dans quelques jours il n'y en aura peut-être plus, car, si au printemps elles semblent peu pressées de regagner les pays septentrionaux — il leur arrive de séjourner plus d'un mois dans la région, — en automne, au contraire, leur passage est plus rapide et elles ne font que de courtes haltes.

Le lendemain, avant le lever du soleil, je saute sur ma bicyclette et par un chemin détrempé je gagne Champigneul. Écarté des agglomérations et des voies de communications fréquentées, c'est dans la plaine un lieu de prédilection pour ces tribus méfiantes. Chaque matin de nombreuses voyageuses s'y posent, soit qu'elles arrivent du nord ou qu'elles reviennent de faire leur nuit dans les étangs du Bocage.

Des flaques d'eau jalonnent le chemin boueux. De chaque côté, avec des champs d'éteules, alternent des étendues de terre nouvellement remuée. On devine dans celle-ci les grains de blé qui germent pour donner, l'été prochain, les moissons blondes cachant sous leur manteau lièvres et perdrix pour la plupart déjà bien « échalopés ». Sur la fourrière de certains champs, des monceaux de betteraves sucrières attendent les camions qui les charrieront. De tout cela monte une senteur fade, indéfinissable, que souligne la fraîcheur matinale. Toute la campagne exhale une humidité qui ne fera que croître à mesure que la saison s'avancera.

Quelques étoiles, cependant, scintillent encore là-haut dans le ciel clair qui blanchit vers l'est. Belle journée en perspective ! Une de ces belles journées d'automne où la nature retentit des aboiements des chiens et des coups de fusils de tonalités diverses, et se pare de ses plus beaux atours avant de sombrer dans la grisaille et le sommeil hivernaux. Là-bas, au loin, la bande sombre des grands peupliers qui barre l'horizon formera dans quelques heures une véritable tenture. Dans des dégradés harmonieux, s'y étaleront les divers tons de jaune et de vert des dernières feuilles miroitantes, laissant voir, comme par transparence, les longs fûts grisâtres, presque blancs sous les pâles rayons du soleil, des arbres à peine trentenaires cachant leurs pieds derrière un liséré de ronces et d'épines aux teintes sanguinolentes et pailletées.

Lorsque j'arrive sur les lieux, je peux distinguer à quelques deux cents mètres un petit groupe d'une dizaine de grues qui ont certainement une aussi bonne vue que moi, si ce n'est meilleure, car elles n'attendent pas pour déguerpir. J'abandonne le vélo au croisement d'un chemin herbu et j'arrive bientôt à un trou, vestige d'une ancienne gravière où ont poussé les épines. Je m'y cache du mieux que je peux et j'attends que les grues daignent venir se poser ou passer à bonne portée de mon poste.

Une heure s'écoule ; toujours pas la moindre apparition de ces gracieux et mystérieux volatiles qui, ces jours derniers, pullulaient dans cette contrée. C'est à croire que, par je ne sais quelle magie, ils auraient deviné mes intentions et y auraient paré par l'évacuation des lieux ; ou bien leur passage serait-il déjà terminé ?

Encore un quart d'heure d'attente et il me faudra partir. Il fait jour, maintenant. Une légère brume venant de la Marne s'étire et flotte sur la plaine en nappes blanches, effilées, que trouent quelques buissons épars. Un héron mélancolique et silencieux traverse le ciel et s'en va guetter quelques souris en Grosse Terre. Le calme est rompu de temps à autre par quelques corbeaux qui se poursuivent comme des fous en exécutant toute une série d'acrobaties à grand renfort de croassements.

Enfin il est temps de quitter la place. Navré, je prends le chemin du retour en pensant que, peut-être, à peine parti, les grues viendront se poser là où j'ai tant souhaité qu'elles viennent il y a quelques instants lorsque je les attendais.

Je ramasse ma bicyclette et m'apprête à l'enfourcher quand un « tuii ... » ressemblant à un sifflement perçant me fait tendre l'oreille. Il est suivi d'un second plus rapproché, puis d'un craquètement qui ne me laisse plus aucun doute sur la provenance de ces cris. Dans la brume qui les estompe, j'aperçois alors un groupe de grues qui volent vers moi. Je cours me plaquer contre le tronc du seul arbre, un peuplier tout tordu, qui se trouve là comme par hasard, à une quinzaine de mètres, à la croisée des chemins.

Une vingtaine d'oiseaux, en ligne oblique, s'approchent tranquillement, à faible hauteur, guère plus haut que le peuplier. Avares de leurs cris stridents, ils glissent calmement dans l'air frais du matin, propulsés par quelques coups d'ailes lents et intermittents, mais puissants. Virant légèrement, ils passent au large de l'arbre et me paraissent loin. Mon fusil se lève malgré tout, pointe vers les premières grues et ... vlan ! Au premier coup, leur file ploie et se rompt comme sous l'effet d'un brusque remous. Elles activent l'allure, prennent de la hauteur. Le second coup de chevrotines claque, accentuant leur désordre et leur panique. Rien ne tombe. Mais, à ma grande surprise, celle visée ramène à la verticale ses longues pattes tendues en arrière dans le prolongement de son corps. Elle se met à pédaler pendant quelques secondes et ensuite les laisse pendre. Alors, éployé, le puissant oiseau s'en va en planant et descend lentement, sans aucun détour. Il semble ainsi rendre confiance aux autres qui, portant mon étonnement à son comble, s'alignent derrière lui et l'imitent dans sa descente en vol plané, sans toutefois laisser pendre leurs grandes gigues à la manière de leur chef de file.

Auraient-ils l'intention de se poser à quelque 200 mètres de moi alors que je viens de les canarder ! J'ai peine à le croire !

Le dénouement de ce spectacle ne se fait pas attendre. La grue de tête dont l'attitude m'intriguait arrive au sol avec lequel ses pattes entrent en contact. Comme une véritable loque emplumée, dans un magistral tourbillon, elle roule, disloquée, parmi les mottes de terre brunes, pour rester là, inerte, sans le moindre sursaut ni le moindre soupçon de vie.

Les autres, semblant réaliser brusquement le drame qui vient de se jouer, surprises et affolées, brassant l'air avec fougue, de toute la force de leurs puissantes ailes, grimpent rapidement en une raide ascension, pour faire des nues leur bouclier le plus sûr.

Mon fusil rechargé, je cours plein de joie, mais non pas aussi sans émotion, vers cette masse claire qui gît sur la terre labourée : ma première grue !

Je m'approche avec prudence, à demi confiant dans cette immobilité de l'oiseau. Il en a cependant bien fini avec la vie que vient de lui ravir une chevrotine dont la trace sur le poitrail est simplement marquée par une petite tache nacarat. Lorsque je le ramasse, je suis un peu surpris par ses dimensions que je ne me représentais pas si grandes et qui dénotent, outre de l'élégance, une force peu commune.

Mais l'instant n'est pas à l'admiration de ce trophée. Au-dessus de moi, décrivant de courts orbes dont je représente le point d'attraction, les rescapées prennent des airs arrogants et menaçants et claironnent des cris furieux qui me paraissent comme des injures à mon égard. Me tenant sur mes gardes, j'évacue calmement le terrain en emportant ma victime sous mon bras. Cette manœuvre a pour effet de calmer les grues qui se sont cependant maintenues à une distance respectable, en raison de laquelle le chasseur ne peut faire qu'incliner son arme ... Seules deux ou trois plumules blanches en coquilles, marquant le but des fortes empreintes d'une passée d'homme dans la glèbe mouillée et collante, indiqueront pour quelque temps le lieu où cette grue paya de sa vie une partie du lourd tribut que coûtent aux grands voiliers leurs migrations annuelles.

Me voyant partir, celles qui là-haut tournoient dans le ciel agrandissent leurs cercles et, résignées, s'éloignent peu à peu. J'en profite alors, avant de reprendre ma bicyclette, pour examiner ce bel échassier, non pas à considérer comme un gibier, mais digne de figurer à l'une des meilleures places dans la collection d'un naturaliste.

Un beau plumage gris cendré, se dégradant jusqu'au point de devenir presque blanc sous le poitrail ; des ailes à l'extrémité des rémiges couleur de jais, portant à leur base de longues plumes souples et duveteuses qui flottent en panache à l'arrière du corps ; une tête agrémentée de noir et de parties dénudées écarlates : voilà une parure qui, s'alliant à la fine et gracieuse silhouette de sa propriétaire, a de quoi justifier l'allure altière et majestueuse de celle-ci, lorsque à pas comptés elle se promène dans les champs ou dans les prés, dressant son long cou en haut duquel une tête aux yeux ronds et perçants semble faire office de périscope et peut, en cas de besoin, devenir une arme redoutable par son bec acéré pareil à une dague. Mais le temps passe et il me faut rentrer. Quelques bouts de ficelles tirés du fond d'une poche m'aident à réduire l'encombrement qu'une telle pièce représente pour un cycliste.

De retour à la maison, le temps de déposer ma voyageuse au long cours, de lâcher les chiens, et je m'évade à nouveau vers les bois et vers les charmes imprévisibles et capricieux de la chasse.

R. MÉNISSIER.

Le Chasseur Français N°664 Juin 1952 Page 331