J'ai pris, cet été, en pêchant à la grosse fourmi ailée, un
barbeau. Ce fait, unique dans ma carrière de pêcheur à la mouche, m'a rappelé
un moment de ma vie de « blédard » tunisien.
À titre de délassement ou d'« évasion », voici une
petite histoire tunisienne vécue, où il est question de barbeau. Elle est
ancienne, mais peut être d'actualité puisqu'on parle assez, ces temps-ci, de la
Tunisie. Elle nous reportera au temps, déjà lointain, où de jeunes Français
pouvaient en toute tranquillité travailler en paix et dans la joie à la
prospérité de la Tunisie.
Nous étions campés, un ingénieur, plusieurs géomètres et
élèves-géomètres, leurs aides, les cuisiniers et le matériel, en tout quinze
grandes tentes, sur les bords d'un oued Tessa (il y en a plusieurs de ce nom)
au commencement d'un été d'avant 1914. Il s'agissait de travaux de levé de plan
coté pour étude d'une nouvelle voie ferrée.
On travaillait, en ce temps heureux, tous les jours de la
semaine, même le dimanche, du lever au coucher du soleil. On prenait
obligatoirement le repas de midi « sur l'herbe » où des petits
bourricots nous apportaient le « casse-croûte » dans des « zimbims »
(espèce de bât à double poche en alfa) sur le lieu des opérations. On n'avait
jour de repos que, de loin en loin, quand le « patron », très
autoritaire, fin renard, vieux blédard bourguignon qui prévoyait le temps aussi
bien qu'un météorologiste de nos jours, voulait bien nous annoncer
solennellement, à table, en fin de repas : « Il y aura repos demain. »
Cela se produisait une fois tous les deux mois ou plus environ (1) ...
quand il allait pleuvoir. Nul n'osait lui dire : « Demain, il pleuvra et
nous nous morfondrons sous la guitoune ! » Nous étions tout de même
très heureux étant tous chasseurs et même pêcheurs : « on irait »
quand même, malgré la pluie. Il était défendu d'apporter le fusil sur le
terrain pendant le travail, il était très rare de pouvoir pêcher.
Quand l'heureuse nouvelle se produisait, puisqu'il y avait
repos le lendemain, on restait à table et la fête commençait par une bonne
bouteille. On bavardait, on jacassait, on faisait des projets pour le jour
suivant ; les chansons venaient bientôt, chacun de nous chantait la
sienne. Nous étions une douzaine et nous reprenions tous en chœur, au refrain,
avec entrain et accompagnement de bruits de couteaux ou de cuillers frappant en
cadence les verres, les bouteilles et la table. La Messe juive, Les
Trois Orfèvres, Sur la route de Béziers et combien d'autres du même
genre étaient nos chants favoris. On ne chantait jamais des chansons d'amour !
Et pourtant, au retour, à Tunis ! ...
Ce soir-là, il pleuvait déjà ; on entendait les
premières grosses gouttes de pluie, encore très espacées (ces grosses gouttes
qui, lorsqu'elles tombaient sur nos croquis, laissaient une tâche jaune, parce
que, sans doute, chargées de cette poussière impalpable que transporte le
sirocco), tomber sur la tente quand, à la fin du repas, nous fûmes avertis,
comme de coutume, que « demain serait jour de repos ».
Je décidai instantanément que, lorsque mon tour de chanter
viendrait, je chanterais une nouvelle chanson à boire, mais vieille, très
vieille, que je tenais de mon père, déjà vieux. J'étais assis à la droite du
patron, grand honneur peu envié d'ailleurs, mais preuve de confiance. C'est par
moi qu'on décida de commencer à chanter. Je ne me fis pas prier. Je me levai donc
et, de ma plus belle voix, je chantai :
Il pleut, il pleut enfin !
Et la vigne, altérée
Va se voir restauré ... é ... e
Par ce bienfait divin.
Stupéfaction générale ! chahut, cris, tintamarre, hou !
hou ! bras levés du patron ahuri qui eut le bon goût de me gratifier d'un
simple : « Ah ! l'animal ! » en me frappant l'épaule.
On n'avait jamais encore fêté la pluie sous la tente d'un géomètre ...
Mais je terminai quand même dans le silence et nous reprîmes tous ensemble, en chœur,
le refrain :
C'est l'eau qui nous fait boi-a-re
Du vin, du vin, du vin !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le lendemain ? ... il faisait beau ! Le
patron s'était trompé ! Un soleil resplendissant dans un ciel ...
tunisien. Ceux qui ont vécu sous ce bleu profond et intense en auront la
nostalgie, s'ils l'ont quitté, rien qu'à ce simple souvenir ...
Mais, au commencement de l'été, la chasse était fermée.
Depuis peu de temps, en effet, la chasse à la caille de printemps était
prohibée : que faire ?
Nous étions deux pêcheurs, un copain de la Drôme, pêcheur à
la mouche, et moi-même, non encore pris par la mouche, mais pêcheur tout de
même depuis mon enfance, qui avions remarqué, en plaçant nos mires dans l'oued
Tessa, de jolis coins dans les lauriers-roses tout en fleurs. Lui — qui
n'est pas revenu de la guerre, celle de 1914 — et moi avions toujours dans
notre portefeuille du crin de Florence et des hameçons. Pas de canne, pas
d'amorce, inutile de chercher des vers dans cette terre brûlée.
— Si on péchait à la fourmi ? dit-il. J'en ai vu
des grosses par ici, un peu partout.
Sitôt dit, sitôt fait. Quelques branches de lauriers-roses,
de la ficelle, un bas de ligne sans plomb, sans flotteur, et nous voilà tous
équipés et partis à la pêche.
On trouva facilement des fourmis. Pêcher consistait à
regarder le crin et, lorsqu'on le voyait s'enfoncer, partir, comme à la mouche
noyée, on ferrait et le barbeau était pris à tous coups.
L'oued Tessa, comme bien des rivières tunisiennes, qui ne
coulent qu'en hiver et au printemps, était légèrement salé et courant en cette
saison. La chair de ce poisson, remonté de la Medjerda, se révéla de ce fait
bonne et la friture excellente. En campagne, en cette région, du poisson frais
n'est pas un menu fréquent. Peut-être aurions-nous pu prendre des anguilles, si
on avait su, en amorçant avec du barbeau comme je le fis, bien plus tard, dans
la Medjerda, lorsque, géomètre solitaire, je m'accordais quelquefois un court
moment de répit le soir avant de me coucher. Ma tente était montée au bord de
la rivière, entre la voie ferrée et le talus à pic de la Medjerda : Sidi Meskine !
solitude ... Ces anguilles étaient énormes et délicieuses.
C'est aussi dans la Medjerda que je débutai dans l'art du
fabricant de mouches. N'ayant absolument aucune amorce, mais une cravate en
soie rouge, j'eus l'idée de mettre un fil de ma cravate à l'hameçon. Je pris
avec ça des petits barbillons qui, coupés en morceaux, me permirent de pêcher
les grosses anguilles.
Heureux pays, heureux temps passé et peut-être révolu ...
Nous étions deux pêcheurs ...
P. CARRÈRE.
(1) Il faut dire, pour être juste, que nous avions, en
compensation, quelques jours de congé en retournant à Tunis, à la fin des opérations.
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