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Hybridation en pisciculture

Si la fécondation artificielle est bien connue chez certains poissons tels que le brochet et les salmonidés, il y a deux problème biologiques assez mal connus de la grande majorité des pêcheurs et des pisciculteurs : celui de l'hérédité et celui de l'interfécondation entre espèces voisines. Ces problèmes sont généraux pour les éleveurs qui, en France, malheureusement, agissent trop souvent par routine, par flair ou par hasard, sans connaître les lois de l'hérédité qui sont à base de l'interfécondation.

Ces lois de base sont les lois de Mendel, le moine tchèque génial qui les a exprimées il y a près de deux siècles. En France, le grand maître de l'étude de l'hérédité et de l'évolution est le professeur Cuénot, décédé l'été dernier. L'étude de ses livres, bien que parfois assez ardue, s'impose à tous les généticiens.

Revenons à nos poissons et prenons la famille de salmonidés qui renferme des espèces très voisines. La fécondation artificielle chez les salmonidés est au point depuis assez longtemps pour que de nombreux essais de fécondation entre espèces voisines aient été tentés. Les espèces de salmonidés susceptibles, en France, de s'interféconder sont : le saumon de fontaine, la truite commune, l'omble chevalier, le saumon et la truite arc-en-ciel.

Définissons tout d'abord l'espèce : c'est l'ensemble des individus capables de se reproduire entre eux en donnant des produits féconds. Parmi les chiens, des races aussi différentes que le lévrier, le Saint-Bernard, le Pékinois ou le Basset peuvent s'accoupler et donner des enfants qui peuvent se reproduire entre eux indéfiniment ; aussi différente que soit l'espèce « chien » dans ses formes, c'est donc bien une espèce selon notre définition. Le cheval et l'âne, bien que certainement plus semblables entre eux par leur aspect extérieur qu'un Basset peut l'être d'un lévrier, sont des espèces différentes, car s'ils peuvent se croiser entre eux, leur produit (le mulet ou bardot) est infécond.

En matière de croisement végétal ou animal dont l'élevage est strictement contrôlé par l'homme, l'obtention de produits inféconds peut être intéressante si, comme cela se produit souvent, l'hybride, même infécond, présente de grandes qualités. C'est le cas du mulet, qui possède la sobriété et la rusticité de l'âne alliées à la force du cheval. C'est là d'ailleurs un cas général qui s'apparente au phénomène de l'hétérosis, bien connu des généticiens, que des races de la même espèce, les plus différentes possible et capables de s'accoupler, donne des produits doués de grandes qualités.

Revenons à nos poissons et plus exactement à nos salmonidés. Le sperme de saumon mâle est incapable de féconder des œufs de truite femelle et, au contraire, le sperme de truite mâle peut féconder dans une proportion de 50 p. 100 les œufs de saumon, mais donne un produit qui, selon les travaux de Demoll et Steinmann, serait infécond. En ce qui me concerne, j'ai réussi à féconder les œufs de saumon femelle avec du sperme de truite mâle avec 30 p. 100 de succès et j'ai obtenu des alevins très vigoureux. Malheureusement, la guerre de 1939 est venue interrompre les essais, et les bacs contenant ces alevins ont été jetés à l'eau sans que je puisse suivre l'évolution des hybrides.

Les diverses races de truites communes (trutta fario), truite de lac, truite de mer et truite de ruisseau, peuvent s'interféconder et la réussite est assurée à bien près de 100 p. 100. Au contraire, l'hybridation truite de ruisseau X truite arc-en-ciel donne des résultats nuls si la truite arc-en-ciel est mâle et la commune femelle, et on arrive à 5 p. 100 d'œufs fécondés si la truite commune est mâle et la truite arc-en-ciel femelle. Il en est de même entre la truite arc-en-ciel femelle et le saumon de fontaine mâle avec 5 p. 100 seulement d'œufs fécondés. Quant au croisement truite commune X saumon de fontaine, le résultat est pratiquement nul : on arrive à peine à féconder 1 œuf sur 2.000. L'hybridation ne réussit avec des résultats quasi certains qu'entre le saumon de fontaine et l'omble chevalier. L'hybride obtenu est fécond. Il est vrai que le saumon de fontaine et l'omble chevalier sont deux espèces très voisines, toute deux du genre Salvelinus et bien plus proches entre elles que ne peut l'être un saumon d'un saumon de fontaine. La question est d'autant plus curieuse que l'omble est un poisson uniquement européen originaire des grands lacs alpins, alors que le saumon de fontaine est originaire des États-Unis et du Canada ; ces deux poissons se sont rencontrés en raison de l'introduction relativement récente que l'on a faite en Europe de saumon de fontaine. Dans le lac de Gaube, au-dessus de Cauterets, où le saumon de fontaine et l'omble chevalier coexistent depuis quelques années, on peut constater l'existence de quelques individus présentant tous les caractères d'un hybride naturel de ces deux espèces. Ce serait là un cas remarquable et peut-être unique.

Un mot sur les méthodes de croisement de sang que pratiquent les pisciculteurs de truites arc-en-ciel. Ils échangent le produit de leurs alevinages, le plus souvent sous forme d'œufs fécondés, ce qui leur donne une nouvelle souche de reproducteurs qu'ils croisent avec leur propre souche. C'est là une excellente pratique au point de vue génétique.

Je résume ci-dessous le tableau d'interfécondation des espèces de salmonidés français :

Saumon femelle X truite mâle = hybride infécond.
Saumon mâle X truite femelle = aucune fécondation des œufs.
Truite X saumon de fontaine = hybride infécond.
Saumon de fontaine X omble chevalier = hybride fécond.
Truite arc-en-ciel femelle X truite de ruisseau mâle = 5 p. 100 d'œufs fécondés.
Truite arc-en-ciel femelle X saumon de fontaine mâle = 5 p. 100 d'œufs fécondés.
Truite de lac femelle X saumon de fontaine mâle = 1 œuf fécondé sur 2.000.
Truite de lac X truite de ruisseau = l'hybridation réussit à 100 p. 100.

DELAPRADE.

Le Chasseur Français N°664 Juin 1952 Page 343