La salicoque est, sans contredit, l'un des crustacés les
plus courants de notre littoral, en même temps que l'un des plus savoureux.
Comme c'est aussi l'un des plus faciles à pêcher, et presque en toute saison,
il n'est pas mauvais que l'on en parle ici aujourd'hui, où va commencer l'exode
des citadins vers les côtes.
Vous savez déjà sans doute que la salicoque, ou crangon, se
dénomme également chevrette, sautelicot et, communément, crevette grise. Vous
n'ignorez pas davantage que c'est là un crustacé de taille variable, d'une
couleur gris cendré et de chair translucide (qui s'opacifie à la cuisson). Si
certains exemplaires de l'espèce n'atteignent que de menues dimensions, par
contre, on trouve sur certains points de côtes sableuses, notamment de sables tangueux,
des crevettes grises presque aussi grosses que des bouquets communs.
Dès qu'il s'agit de côtes de sable, on pêche la crevette sur
presque tous les points de la Manche ou de l'Océan. Il est cependant patent que
les plus beaux spécimens se rencontrent surtout dans le Nord de la France,
particulièrement dans les baies du Pas-de-Calais, entre Le Crotoy et Boulogne,
et dans la baie du Mont-Saint-Michel. Cette énumération n'est du reste
nullement limitative.
C'est aux marées de morte-eau — premier et dernier
quartier de la lune — qu'on a des chances de pêcher le plus abondamment la
crevette grise. Cela tient simplement à ce que les bancs sableux qu'elle
fréquente, où elle gîte la plupart du temps, sont trop rapidement balayés par
les grandes marées qui les mettent à sec en quelques instants : ainsi les
points sableux riches en crevettes ne sont pêchables que durant de trop courtes
minutes, par grand flot, tandis que les marées « molles » de
morte-eau, au reflux lent, permettent de les travailler avec plus de succès.
On sait en effet que la salicoque se déplace peu. Elle
émerge du sable lorsque le flux se fait sentir et s'y enfonce, en surface, dès
que la mer commence à se retirer. Elle se complaît souvent à gîter dans des
touffes de varech flottant (à moins qu'elle ne s'y sustente) et on la cueille
parfois en grande quantité aux embouchures des rus qui serpentent à travers les
grèves pour rejoindre la mer ; c'est le cas lorsque, aux approches des
heures de basse eau, ces rus aboutissent à une anse ou une petite crique
sableuse. Un bassier averti fera de fructueuses récoltes de salicoques en se
contentant de prospecter successivement les rivages du ru considéré ou en
poussant son filet en diagonale au travers des anses dont il s'agit.
Lorsque la grève sera unie, sans contours dentelés, et que
le reflux s'étalera en ligne droite, parallèlement au rivage, l'amateur pêchera
la crevette à l'aveuglette, en poussant son havenet selon un trait rectiligne,
à angle droit avec l'axe du déflot, et dans une trentaine de centimètres d'eau
au maximum. Si les premiers coups de filet ne décèlent pas une réelle abondance
de salicoques, le bassier aura intérêt à s'immerger davantage, en remontant
plus haut vers le large, mais sans se mouiller jamais plus haut que le ventre.
Bien entendu, le « trait » continuera d'être tiré parallèlement au
rivage.
Il est d'observation constante que la crevette sort mieux du
sable lorsque l'eau est tiède ou le temps orageux. Un amateur fera ainsi de
meilleures pêches en été qu'en hiver et aux marées de l'après-midi qu'à celles
du matin — alors qu'on remarque un phénomène inverse pour la pêche au
bouquet. Les pêches de salicoques sont généralement fort productives en mai ou
en juin, quelquefois aussi en juillet. Cela n'empêche point de pouvoir parfois
effectuer de très grosses prises (en volume plutôt qu'en quantité) en février
ou en novembre. Le pêcheur de crevettes grises pourra donc satisfaire à ses
goûts durant neuf mois sur douze, ce qui reste appréciable.
Mais il demeure certain que la crevette grise se laisse
cueillir plus aisément par temps calme que par brise ou vent. Si la mer semble
un peu trop agitée pour mener le trait parallèlement au rivage, car alors le
bassier embarque de véritables paquets d'eau, on pourra tenter sa chance en
poussant le filet perpendiculairement à la vague : cette opération vous
vaudra sans doute quelques claques solides sur le ventre, mais aussi, souvent,
des récoltes supplémentaires de solettes, plies, limandes ou turbotins, friture
non dédaignable sûrement.
La détermination des sables utiles procède surtout de
l'expérience du pêcheur ou de sa connaissance d'un secteur côtier considéré.
Les sables favoris des salicoques sont toujours des sables mous, quelle qu'en
soit la coloration, grise ou dorée, encore que le sable gris convienne surtout
à la crevette, des sables mous à grain fin, ce qu'on appelait jadis la sablonnette,
au bon vieux temps des sabliers de cuisine. Il demeure tout à fait inutile de
chercher des crevettes grises dans des sables à gros grain, des sables à
équille ou lançon, par exemple.
Mes lecteurs savent certes que la pêche à la crevette
s'effectue en poussant une bourraque, un havenet ou un pousseux devant soi — je
ne leur ferai point l'injure de le leur redire. Mais je crois utile de préciser
que l'on gagnera à tracer des traits longs, d'une trentaine de mètres environ,
avant de relever le filet. Il n'est pas de règle fixe en ce domaine, étant
observé que la fréquence de la remontée est surtout guidée par l'absence ou
l'afflux de débris de varech ramassés — des débris qui ne tardent guère à
peser lourdement dans la poche de prise, au risque d'en faire éclater les
mailles. Si la mer est calme et peu riche en rocaille ou goémon, on aura
toujours intérêt à maîtriser sa curiosité pour ne relever qu'un filet bien
garni de crevettes.
Lorsque le filet aura été halé hors de l'eau, le bassier
s'adossera à la brise avant d'en explorer le contenu. D'abord pour éviter toute
éclaboussure ou maculature en plein visage, et aussi pour laisser le vent
gonfler légèrement le filet, ce qui en facilite l'examen. Le pêcheur commencera
par rejeter à l'eau les touffes de varech (en les « ponçant »
légèrement au fur et à mesure pour en faire jaillir éventuellement les
crevettes), puis les crabes, qui ne manqueront pas de pulluler, de petits
exemplaires de l'espèce et jamais comestibles (on peut sans risque de pinçure
les ramasser à poignées avant de les jeter par-dessus bord). Ces diverses
soustractions préalables, qui s'appliqueront bien entendu aussi aux
pierrailles, feront très vite place nette : il ne restera plus dans la
poche du pousseux que des crevettes plus ou moins grosses, mais en grande
quantité — souvent un demi-litre environ.
Deux méthodes s'offrent alors au bassier : ou éplucher
sur place ses captures pour n'en conserver que les plus gros brins, ou tout
jeter au panier en vue d'un tri ultérieur, avant ou après cuisson. Ce dernier
système présente l'inconvénient de détruire des crevettes avant qu'elles aient
atteint l'âge adulte, ce qui risque de nuire aux pêches futures (du bassier ou
de ses congénères) pour un point déterminé du littoral. Le fretin reste
d'ailleurs, à table, d'une consommation ou d'un épluchage peu agréable ;
il n'est guère utilisable que cuit séparément des grosses crevettes, en vue de
la préparation de bisques savoureuses.
Je signale au passage que certains pêcheurs normands ou
boulonnais adoptent une solution différente de celle que je viens d'exposer.
C'est en continuant à pousser le trait suivant qu'ils trient leurs crevettes.
Ils se contentent alors de placer leur récolte précédente sur une toile un peu
distendue, disposée à l'effet qu'on va voir, en travers de leur hotte ou de
leur panier, et ils effectuent leur indispensable tri des deux mains, tout en
poussant leur bourraque au moyen d'une sangle ventrale, au lieu des poignets.
Mais il tombe sous le sens qu'un tel dédoublement exige une longue habitude et
ne semble nullement recommandable aux débutants.
La crevette grise gîtant dans des sables fins, je le répète,
certains bassiers dilettantes ou sagaces tiennent à la pêcher pieds nus. Ce
procédé leur permet, affirment-ils, de percevoir au toucher (des plantes) la
nature des fonds sableux prospectés et de reconnaître, sans risque d'erreur,
les fonds mous où se plaît la salicoque. Mais une semblable méthode présente
des aléas sérieux, au nombre desquels on peut compter les risques de blessures
profondes par écailles de moules ou de coques, voire de piqûres de vives,
génératrices de phlegmons. Je reste persuadé qu'un bassier à l'œil averti reconnaît
aussi bien à la vue qu'au toucher ces fonds particuliers, en raison des nuages
limoneux presque toujours en suspension au-dessus des sables mous.
Un dernier conseil, mais précieux : ne jamais manquer
d'explorer jusqu'à épuisement les endroits qui, dès la première levée, se
seront montrés productifs. Il suffira alors d'y repasser plusieurs fois de
suite son pousseux, trait sur trait, et en même place. La crevette grise vivant
en colonies, il est avéré qu'en fouillant et affouillant coup sur coup l'emplacement
même où l'on vient d'effectuer une belle récolte on conserve sa chance d'en
extraire à nouveau de nombreux exemplaires de très belle taille : c'est
une loi côtière que les fortes pièces sont et restent davantage sur la
défensive que les petites, mieux armées sans doute que celles-ci dans la
bataille du filet contre la salicoque.
Maurice-Ch. RENARD.
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