Les Français, a-t-on dit longtemps, ignorent tout de la
géographie. Ce n'est plus vrai maintenant, prétend-on. Est-ce bien sûr ?
Avez-vous jamais entendu parler de l'île de Clipperton, terre française depuis
bientôt un siècle, malgré quelques éclipses ? Très certainement pas.
Portez donc vos yeux sur une carte de l'immense océan Pacifique. À quelque
mille cinq cents kilomètres de la côte du Mexique, vous découvrirez un point
minuscule, un îlot sans importance, un grain de sable négligemment jeté au cœur
des étendues marines : 10° 17’ de latitude nord, 109° 13’ de longitude
ouest. Vous y êtes ... C'est l'îlot de Clipperton.
C'est en 1858, au retour d'un voyage à Tahiti, que le
lieutenant de vaisseau Le Coat de Kerveguen y abordait pour la première fois et
en prenait officiellement possession au nom de la France. Bien d'autres nations
y avaient déjà auparavant jeté leur dévolu. Anglais, Espagnols, Japonais,
Américains avaient débarqué à ses rivages. De quelle utilité pouvait donc bien
leur être cet atoll qui courait au niveau de la mer et que surmontait
paradoxalement un rocher de dix-neuf mètres ? Quelques rares cocotiers
apportés là, Dieu sait comment, issus de quelques graines rejetées par les
oiseaux de passage, un lac intérieur, voilà tout ce que présentait cette île
pour Robinsons. Pourtant elle eut son importance, jouant tour à tour le rôle de
base d'opérations pour les corsaires ou celui de port de pêche.
De 1858 à 1897, où s'y rendit le croiseur-amiral Duguay-Trouin,
aucun Français n'aborda à ces parages. Trois hommes de l'équipage, sous la
conduite d'un officier, y descendirent alors. Dans ce désert où l'eau douce est
pour ainsi dire inexistante, ils trouvèrent pourtant trois hommes qui se
disaient employés d'une entreprise américaine. Il ne leur fallut pas plus de
deux heures pour faire le tour de leur domaine passager. Le plus remarquable
sans doute était le nombre d'oiseaux qui y avaient élu domicile. L'officier qui
le visita rapporte, qu'ils ne recueillirent pas moins de deux mille œufs ce
jour-là.
Peu de temps après, les Mexicains arrivèrent à leur tour.
Ils rembarquèrent les trois solitaires et y débarquèrent du personnel civil et
militaire. Si l'île est un désert végétal, elle renferme, en effet, un trésor
dont elle est redevable aux innombrables oiseaux : c'est le produit de
leurs déjections mêmes, ou guano, produit extrêmement riche en phosphates et
précieux fertilisant du sol. Ils l'occuperont jusqu'en 1917, date à laquelle
ils l'abandonneront à son triste destin, l'ayant totalement vidée de son
précieux guano.
La France, cependant, revendiquait ses droits sur
Clipperton. Par sentence arbitrale de S. M. Victor-Emmanuel III,
l'île nous était remise officiellement le 28 janvier 1931. En 1933, ordre
fut donné au croiseur Jeanne d'Arc d'aller planter le pavillon français
sur son rocher solitaire. Les embarcations furent descendues à la mer et le cap
mis sur l'île, mais la forte houle en interdisait formellement l'accès. Durant
deux jours les tentatives furent renouvelées, mais le rouleau de vagues dangereuses
qui formait « barre » ne put être franchi. Un élève-officier de la Jeanne
d'Arc écrivait alors à son sujet : « Il n'y a plus de guano apparemment.
Je dis apparemment puisque nous avons dû nous contenter d'une téléinspection à
la jumelle. La terre semble couverte d'une plante rampante qui, du large, la
colore en vert tendre. L'île aux oiseaux mérite bien son nom. Plongeurs roux et
pies de mer blanches s'envolent par myriades, et plusieurs de ces volatiles
criards, alors que les radeaux tentaient l'approche des brisants, voulaient
tout simplement se poser sur nos têtes ... »
Le 26 janvier 1935, une nouvelle tentative réussissait
et le drapeau français y était hissé. Un doris parvint à se faire porter par
trois lames à travers la barre. L'un des hommes tomba, d'ailleurs, à la mer au
milieu des requins qui pullulaient. Une plaque fut scellée sur le rocher, des
échantillons géologiques et botaniques furent ramassés. Il n'y restait que huit
cocotiers. De guano, il n'y avait pas trace. Pas une goutte d'eau douce sous ce
soleil de plomb. On se demande comment des hommes ont pu vivre là plusieurs
années.
La guerre, guerre mondiale, balaya la planète. Et le destin
de Clipperton se mua en base navale.
De toutes ces incursions successives, que reste-t-il aujourd'hui ?
Les ruines de quelque fanal retourné à la nuit et quelques pierres branlantes,
vestiges d'une jetée. Doit-on pour autant négliger cette lointaine et
lilliputienne colonie ? Non pas. L'îlot renferme en son centre un vaste
lac aux eaux tranquilles, où pourrait aisément amérir toute une escadrille
d'hydravions. Mais surtout les abords de l'île sont infestés de
requins-marteau, dont le foie renferme un produit extrêmement précieux que l'on
appelle la vitamine A et dont le rôle sur la croissance est essentiel. Son
extraction pourrait faire l'objet d'une fructueuse industrie. Enfin, pour les
gourmets, les homards y abondent.
Pierre GAUROY.
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