La mythologie redevient à la mode. N'ai-je pas entendu
l'autre soir, à la radio, que Mirabeau avait écrit un livre de mythologie ?
Si le grand homme que fut Mirabeau trouva plaisir et joie dans ce fatras, « ce
tissu d'imaginations bizarres, cet amas confus de faits ... cet assemblage
de contes misérables ... dignes de mépris », pourquoi, moi, dans ma
solitude tranquille et ignorée, n'y trouverais-je pas aussi satisfaction ?
Certes, ce n'est pas que je me pique de littérature et de philosophie
anciennes. Je l'ai souvent regretté ; mais mes parents me firent suivre
l'enseignement moderne, d'où le latin et le grec, bases de l'éducation
classique, étaient supprimés. Oui, je l'ai souvent regretté.
Mais le destin voulut qu'un jour je me trouvasse plongé au
milieu de cette civilisation antique, ou plutôt dans ses ruines ! Je fus
chargé, moi, « l'épicier », comme mes camarades les « classiques »
nous appelaient au lycée, de faire des fouilles archéologiques. Je dirigeai ces
fouilles ; mais il était tacitement entendu que je ne devais rien
comprendre à ce que j'allais « inventer » (c'est ainsi que les
archéologues parlent quand il s'agit de découvertes archéologiques). Mais, tout
de même, j'étais curieux et désireux, sans le dire, de savoir et de comprendre.
Quand, au milieu d'un patio de maison romaine à plusieurs
mètres sous terre — la maison avait un étage, — je découvris, un
jour, l'admirable mosaïque représentant « Ulysse affrontant les Sirènes »,
comme je la baptisai moi-même, ainsi que la maison qu'on appelle toujours « Maison
d'Ulysse », à cause de cela, je n'eus aucune difficulté à comprendre le
sujet de « ma » mosaïque. L'Odyssée, en effet, était — en
français — au programme de la classe de sixième moderne, — et je ne
l'avais pas oublié. Cependant, une chose m'intrigua. Les Sirènes avaient des
jambes d'oiseaux ! Ça, je ne le comprenais pas — peut-être avais-je
oublié ! — je les imaginais mi-femme, mi-poisson, comme bien d'autres
d'ailleurs, et pour cause, puisque c'est ainsi que les modernes les ont souvent
représentées.
C'est alors que je me rappelai que j'avais dans ma
bibliothèque un petit livre ancien (je me rappelai la date au fond du bled où
j'étais : 1827) à la reliure simple, sans titre, mais solide, que j'avais
trouvé et acheté à « l'Inquet » (ce qui veut dire « l'hameçon » !
en français), c'est-à-dire « au marché aux puces » de Saint-Sernin à
Toulouse un dimanche matin. J'allai le chercher ; ce fut l'occasion
d'aller revoir ma femme et mon fils dont j'étais éloigné depuis quelque temps.
Je vivais seul, pendant la saison des fouilles, au milieu des Arabes.
J'habitais une baraque improvisée qui se cachait dans les murs d'enceinte de
l'antique Marché aux Esclaves ! C'est toujours avec plaisir que je
revenais de temps à autre reprendre contact avec la civilisation. Je retrouvai
mon livre. C'était le « Dictionnaire abrégé de la fable, pour
l'intelligence des poètes, des tableaux, des statues dont les sujets sont tirés
de l'histoire poétique », par Chompré, 1827, éditeur A. Blache, Lyon.
Sur la page de garde, il y a une belle signature de son premier propriétaire,
sans doute, que je lis religieusement : De Rabaudy. C'était bien ce qu'il
me fallait : je pourrais me passer de questionner les archéologues, mes
patrons, plus ou moins jaloux de leur savoir et muets par profession.
Je trouvai en effet une complète explication :
« Sirènes, filles d'Achéloüs et de Calliope, monstres
que tous les peintres et les sculpteurs représentent comme moitié femmes et
moitié poissons, mais cette imagination, qui ne vient que de l'ignorance de la
fable (c'était mon cas), est démentie par les poètes et par les anciens
auteurs, du moins ceux qui sont les plus recommandables et qui tous dépeignent
les Sirènes moitié femmes et moitié oiseaux. Pline, etc. ; Ovide leur
donnent des visages de filles, avec des plumes et des pieds d'oiseaux. Ces
monstres, dit-on, chantaient avec tant de mélodie qu'elles attiraient les
passants et ensuite les dévoraient. Ulysse se garantit de leurs pièges en
bouchant les oreilles à ses compagnons et en se faisant attacher au mât de son
vaisseau. Les Sirènes étaient trois, qu'il faudrait représenter comme de belles
femmes dans la partie supérieure du corps jusqu'à la ceinture, ayant le reste
en forme d'oiseaux, avec des plumes. L'une d'elles tiendrait à la main une
espèce de tablette, la seconde deux flûtes et la troisième une lyre. »
C'était là la description parfaite de la mosaïque que je
venais de découvrir. Il n'y était cependant pas fait mention des ailes, ailes
qui me firent penser à celles des anges ...
Je ne regrettai pas les quelques sous que m'avait coûté ce
livre quelque vingt ans auparavant ! Depuis ce jour, le petit livre ancien
ne me quitta plus ; il me servit encore à propos d'autres mosaïques aussi
belles, aux sujets tirés des Métamorphoses d'Ovide et pour d'autres
objets comme celle d'une petite terre cuite, statue de la déesse de la Terre.
Si jamais vous allez à Tunis, vous pourrez voir au Bardo
ces admirables chefs-d'œuvre bien conservés. Ils viennent de Dougga, où je vous
invite à aller voir non seulement la Maison d'Ulysse et bien d'autres, mais
aussi les nombreux monuments antiques : Capitole, théâtre, temples
nombreux, Odéon, cirque, Thermes, enfin toute une ville romaine et même un
mausolée punique reconstruit par nous, Français de France. Il n'est peut-être
pas mauvais de le rappeler en ce moment.
Si la Tunisie n'avait pas eu nos savants et nos
conservateurs, où seraient ces trésors antiques ?
Paul CARRÈRE.
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