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Tir de chasse devant les chiens

La bécassine

La bécassine est un morceau de roi ! L'univers en convient ; aussi les rois sont-ils légions pour savourer sa chair, tandis que, pour amener son petit corps endiablé de l'espace qu'il fend à la casserole où il mijote, le nombre des majestés se réduit.

Un bécassinier complet a sa place d'honneur parmi les exceptions. On peut le mettre, sur la ligne de la rareté, au même rang que les vrais bécassiers.

Le vrai bécassinier est un être sélectionné par sa personnalité, ses goûts et les circonstances. Il faut donc bien se garder de suivre son sillage. C'est pourquoi nous avons dit précédemment que chacun tirait la bécassine selon ce qu'il était, et que le mieux consistait à s'y prendre de la façon qu'on pouvait.

Aussi excellent soit-il, le tir d'un chasseur réel ne doit pas être mécanique. Les circonstances ne le sont pas : il ne peut donc répondre à leurs exigences très variables en ne se modelant pas sur elles.

Analyser le tir d'un tel chasseur à la façon qu'on l'imagine, et tenter de le reproduire en se servant des qualités et des défauts dont on est pourvu, vous mène à une impasse. Impasse dans laquelle on se bloque d'autant plus qu'on prend presque uniquement modèle sur la technique du premier coup beaucoup plus facile à plagier que celle du second. Technique différente physiquement par le recul du doigt sur la détente correspondante et par la forme non semblable de cette même détente.

La virtuosité du bécassinier, il ne faut pas l'oublier, n'est pas strictement enchaînée à quelque cadence fixe : son répertoire contient plus de richesses. Il est tout aussi brillamment le maître de celle que lui commande l'à-propos que de la cadence qui s'adapte à tous les angles. Celle de l'oiseau rattrapé du second coup offre chaque fois un nouveau problème à résoudre quand on n'use pas de la détente unique.

Encore une raison pour ne pas chercher à se faire une doctrine de ce que ce bécassinier ne sait pas exprimer dans la plupart des cas, et de ce qu'il improvise comme il peut, quand on insiste ! Demandez-lui donc, à l'homme de l'art, par quel sortilège il a repris en plein ciel cette bécassine épouvantée de la première détonation ? Il est le mieux placé pour l'ignorer.

Il a subi l'élan d'une décision ailée, impérative, soudaine, piquée d'une étincelle d'un génie où l'index a pris plus de part que l'esprit. Le mot génie n'est pas trop fort, car cette flèche zigzagante qu'un autre aurait manquée, cueillie par la mort dans l'air léger, s'est abattue tout d'un bloc, dans un style de foudroiement classique.

Il est impossible d'atteindre à une approchante réussite si l'on ne possède pas, au même degré, la souveraine aisance qui vous conduit à la virtuosité.

On se figure volontiers que la virtuosité confère tout bonnement cette aisance inimitable. Cela n'est pas exact : c'est, au contraire, l'aisance qui contient la virtuosité, sans quoi elle ne se développerait jamais. Elle en est la partie principale, si, même, elle ne la comprend pas tout entière.

Il est toujours dangereux de ne pouvoir se séparer d'une cadence bien composée, généralement effective, et de lui laisser sa liberté dans toutes les occasions. On s'aperçoit combien elle apparaît fragile lorsque le tir d'un gibier inaccoutumé vient gêner son fonctionnement.

Le tir de la bécassine, qui paraît sous la dépendance prépondérante de l'habitude, est, au contraire, à son suprême degré, un modèle de routine à dérobades inattendues, dont il ne faut pas sous-estimer la fréquence. On confond trop complaisamment l'habitude avec l'entraînement. Ce dernier sert à la recherche de la forme qu'il n'est pas toujours aisé d'acquérir, et qu'on a plus de peine encore à garder. Quant aux habitudes, la ténacité de leur incrustation est un fait reconnu.

Les dernières peuvent se montrer gênantes. Le premier : jamais, car l'entraînement utile auquel nous faisons allusion n'est pas l'entraînement méthodique comprenant l'entraînement à la fatigue et au tir, qui ne vont pas l'un sans l'autre, et qu'on risque, en le poussant trop loin, de transformer en surentraînement. Il est l'entraînement à la pratique réelle par une pratique fréquente, et bien conduite, sans laquelle on ne peut guère s'élever. Il ne sert pas tant au maintien de l'expérience qu'on vient à posséder qu'à son épanouissement.

Il ne s'agit pas, nous le spécifions encore afin qu'on saisisse bien ce que nous voulons expliquer, de tirer la bécassine avant tout, mais de « s'entraîner », nous ne disons pas « s'accoutumer », acte porteur d'abêtissement, à la voir dans toutes les positions qu'elle prend dans l'espace.

Nous ne l'avons pas caché précédemment : le titre de bécassinier n'est pas à la portée de tout le monde parce que, en plus des qualités de chasseur, de meneur de chien et de tireur, il faut avoir la facilité de les entretenir.

Combien en ont le privilège ?

En outre, la chasse de la bécassine est dure et réclame le silence. On doit convenir avec son chien d'un langage de sourd-muet. Ce silence n'est qu'un bienfait, en ce sens qu'il vous entoure d'une tranquillité dont le tir a tout à gagner. Rien ne vient le distraire : pas plus les gestes d'un voisin rapproché que les détonations inattendues de son fusil. Il est délivré de sa pratique « en collaboration », qui est bien la manière d'opérer la plus détestable, la moins sportive et la plus anticonservatrice. Grâce à ce débarras, aucun doute ne l'effleure sur la paternité de sa réussite.

Cela lui permet, à ce tir si bien protégé, de déployer son originalité personnelle dans toute la liberté de son intuition, car il est bien rare d'être véritablement soi-même lorsqu'on n'est pas tout seul. Et pourtant, nous le répéterons une fois encore : il est indispensable de l'être pour le tir de la bécassine, lequel ne se donne ni ne s'acquiert quand on en possède pas en soi-même le goût, et le je ne sais quoi qu'on appelle facilité.

L'exception à ce rite n'est valable que sous la forme d'un « porte-cartouches », dont l'aide ne se conteste pas dans les grands marais où l'on risque, parfois, de tirer beaucoup. Un taciturne, en ce cas-là, est une rareté qui vaut son pesant d'or.

Cette question des cartouches intervient plus qu'on ne croit, non pas au point de vue de leur chargement, ou de leurs numéros de plombs.

Il est prudent, lorsqu'on chasse la bécassine, de s'en munir chaque fois, comme si l'on devait tomber sur un passage extraordinaire. Et ce n'est que sagesse, car on ne sait jamais ce que le marais vous réserve. Cette précaution est lourde de conséquences quand on la néglige. Par conséquent, elle s'impose.

Tout en représentant un encombrement plus qu'un pesant fardeau, ce détail n'a rien qui puisse enchanter un sybarite tâtant de la bécassine, ni servir l'aisance nécessaire au bécassinier le plus endurci.

Mais les purs ne plient pas l'échine pour si peu ! Leur vieille race, au standard bien fixé, reste solide au poste. Elle ne s'éteindra qu'avec le dessèchement du dernier marais ; et, ce jour-là, tels que nous les connaissons, ses fils choyés par le Destin n'auront plus qu'à mourir !

Raymond DUEZ.

Le Chasseur Français N°665 Juillet 1952 Page 388