La journée finissait, là, dans le rendez-vous bien clos,
devant un dernier verre de ce breuvage trouble et verdâtre dont l'odeur anisée
emplissait la pièce : l'inévitable pastis. La chasse avait été bonne, et
le bout de la longue table disparaissait sous l'épais tapis de fourrure que
formaient les lapins alignés les uns contre les autres ; à côté, quelques
perdreaux mettaient la note vive de leur beau plumage bariolé et des becs et
pattes rouges. Un capucin, aussi, tué au gîte par le garde, spécialiste de cette
chasse qui nécessite un coup d'œil perçant et infaillible. Enfin, la « bricole » :
deux alouettes, un merle et trois cailles, dont l'une avait été prise à la
main, en plein vol, par Garrigue : un coup pas banal. Le chien la tenait à
l'arrêt dans une grande vigne herbue où les chasseurs avançaient en ligne pour
rejoindre le rendez-vous. L'arrêt ferme se prolongeait, et le chasseur,
immobile, attendait à quelques mètres de son chien. Cela dura plusieurs
minutes, pendant lesquelles tout le monde, arrêté, attendait le dénouement.
Enfin, l'oiseau s'était envolé et, effrayé par le chien, était venu passer tout
près de Garrigue qui, d'un geste prompt, l'avait cueilli au passage. Fontaine,
l'homme au teint jaune et terreux d'hépatique, n'en revenait pas et en parlait
encore. Près de lui, Auzéby mâchait son éternel chewing-gum, avec des
remuements de mâchoires de ruminant. Le docteur tirait sur sa pipe, le visage
mangé par une barbe hirsute qu'il ne taillait, comme les buis de son jardin,
qu'à partir du 25 mars ; mais, la Toussaint venue, il lui redonnait sa
liberté, « car ça tient chaud l'hiver », disait-il. Les coudes sur la
table, les yeux mi-clos, Vidal somnolait, géant de 1m,92, 108 kilos,
l'air terrible, et, pourtant, doux comme un agneau et qui avait une sainte
horreur de ramasser un gibier seulement blessé. Bastide, lui, devant la grande
cheminée où flambait un grand feu de sarments, étalait ses longues jambes, les
brodequins fumant à la flamme.
— Alors, annonça le président, c'est entendu :
on mangera le lièvre dimanche. Samedi, avec Laforêt, nous viendrons faire dans
l'étang une razzia d'anguilles pour le menu. Vous savez que Julie n'a pas sa
pareille pour préparer la matelote.
Bastide, à ces mots, sursauta :
— Ah ! non, s'il vous plaît, gardez vos anguilles,
pas de ca !
— Monsieur voudrait peut-être du caviar, ou un saumon
d'Écosse ?
— Tout ce que vous voudrez, mais pas des anguilles.
Tout de suite, on flaira une histoire.
L'homme se retourna, se mit à califourchon sur sa chaise et,
empoignant le dossier à deux mains, commença :
— Vous connaissez mon cousin Philippe, le « baron »,
comme je l'appelle, que je vous amenai un jour et qui fit, au carrefour des
Trois Chênes, ce doublé de bécasses dont on parle encore : cuirs et peaux,
Cadillac, action en Alsace, chasse en Sologne, hutte en baie de Somme, battues
de grouses en Écosse, yacht amarré en permanence à Cannes, et tout, et tout. Un
pauvre bougre, quoi ! Il vint, l'an dernier, passer quelques jours à Fontcouverte
durant mon congé pour y tirer cailles et tourterelles, déguster le muscat et le
picpoul de ma vigne et y faire quelques bons repas pleins de simplicité, pour
se reposer un peu, disait-il, de tous les gueuletons qu'il s'ingurgitait deux
ou trois fois par semaine. C'est toujours, pour lui, quand il vient là-bas, une
semaine de grand repos, qui semble faire rayonner une joie calme et sereine sur
son visage, la plupart du temps soucieux et préoccupé. Nous faisons, chaque
jour, nos petites parties dans les vignes et les garrigues, et rien ne l'enchante
comme de dévorer, le matin, à l'abri d'un talus ou à l'ombre d'un bouquet
d'arbres, après deux heures de chasse, le casse-croûte que nous emportons avec
nous. C'est aussi un amateur de pêche ; et vous savez que, chaque année,
les rives de l'Allier, du côté de Brioude, le voient arriver pour essayer d'y
capturer quelque saumon. Nous n'avons pas de saumons à Fontcouverte. Mais il y
a un amour de petite rivière où le poisson ne manque pas et où l'on peut faire,
sans peine, sa friture. L'an passé, notamment, il y avait pas mal d'anguilles
et l'on y faisait de jolies pêches. Il fut ravi de l'apprendre et nous
décidâmes une partie.
» On chassa le matin. Cailles, perdreaux, tourterelles
étaient l'occasion de nombreux coups de fusil et, mon Dieu ! ça n'allait
pas trop mal. Le « baron » était en forme et tirait comme un dieu. « Mon
vieux, me disait-il, il y a des jours où c'est comme ça ; et quand ça
m'arrive un jour de battue, je les éclipse tous. Malheureusement, si ça
commence mal au début, c'est fichu pour la journée, je ne peux plus me
reprendre et je dois éviter les coups difficiles. Et je sens bien, alors, que
les autres prennent leur revanche. »
» Enfin, à midi, on rentra pour le dîner. On lui fit
honneur, et muscat et picpoul ne furent pas épargnés. Après une petite sieste
d'une heure, on prit les lignes, les paniers et tout l'attirail de pêche pour
aller du côté de la rivière. Le fusil, aussi, car on ne sait jamais ce qui peut
venir vous passer à portée.
» La rivière coule au fond d'un vallon, entre deux collines
aux pentes couvertes de landes et de vignes, où le vin vous fait facilement des
13 et 14 degrés, bordée par des frênes, des vernes, avec, par place, quelque
grand peuplier qui balance sa tête dans le ciel au souffle de la tramontane. Un
joli coin qui me rappelle bien des souvenirs, car, lorsque j'étais gosse, les
jeudis et les dimanches, ou pendant les vacances, on n'avait qu'à venir me
chercher par là, pour me trouver, quand je n'étais pas à la maison. J'y plaçais
des carafes pour la petite friture, y poursuivais les merles avec ma carabine
et y affûtais les tourterelles qui venaient boire durant les journées chaudes.
C'est là que je tuai mon premier lièvre, au gîte, bien que n'ayant pas encore
l'âge du permis.
» Donc, arrivés, on se mit en place. Les anguilles
mordaient bien, attirées par les énormes vers rouges dont nous avions garni nos
hameçons. Et, ma foi, au bout de deux heures, nous en avions, à nous deux, cinq
à six livres. Vraiment, le coin était bon et nous étions bien décidés à ne le
dévoiler à personne afin de pouvoir y revenir chaque fois que nous en aurions
envie sans crainte de trouver la place occupée par un confrère. On se régala,
le soir et le lendemain, avec le produit de notre pêche et ma belle-mère, qui,
jusqu'alors avait toujours refusé de manger des anguilles qui, disait-elle, « ne
sont ni plus ni moins que des serpents d'eau », après les avoir enfin
goûtées, s'en mit jusque-là. « Vous y reviendrez, nous disait-elle, vous y
reviendrez ; et j'en apporterai quelques-unes à tante Valérie. »
» Le lendemain, on chassa de nouveau ; on tua
encore quelques cailles, un râle de genêts, et le « baron » fit un
coup magnifique sur un capucin gîté dans un labour. Je l'avais vu s'arrêter un
instant et regarder à ses pieds ; puis, tout à coup, d'un fameux coup de
botte, faire débouler, comme un diable, l'oreillard et, à vingt mètres, lui
faire faire une de ces culbutes formidables. Ce n'est pas notre garde qui
ferait ça, hein ? Comme je le félicitais de son geste, il me raconta qu'il
n'y avait aucun mérite à rouler un lièvre en plein découvert. « Tandis
qu'au gîte, me dit-il, ça se manque. Le seul lièvre que j'ai tiré au gîte, je
l'ai raté ; raté de mes deux coups ; et il est parti. Au premier,
ayant visé juste un peu devant le bout du nez, l'animal avait dû faire, au
moment où je pressai sur la gâchette, un vif mouvement de retrait ; le
plus fort, c'est qu'il ne s'en alla pas. Avait-il été étourdi par le bruit ?
était-ce la frayeur qui le clouait sur place ? » Je n'en sais rien.
Mais, quand je lui lâchai précipitamment mon deuxième coup, je dus faire un peu
bas et ne lui envoyai qu'un nuage de poussière. Alors il bondit, car je vous
prie de croire qu'il n'attendit pas une troisième décharge, que je ne pouvais
d'ailleurs lui envoyer, étant resté abasourdi avec mon fusil vide dans les
mains. Le coup s'est passé sur les terres de La Chapelle, un jour où il y
avait, avec le maire, Laguigne le grand chiffonnier, le procureur général, Chave,
un type de l'Enregistrement qu'avait amené le maire, et Crapoulos, un Grec,
devenu plus tard, paraît-il, grand copain de Juanovici. »
— Oui, mais les anguilles !
— Ah ! c'est vrai, les anguilles ! Attendez,
j'y arrive. On y est revenu le lendemain soir. Mais, avant d'arriver à
l'emplacement, nous donnâmes quelques coups de ligne par-ci par-là, mais rien
ne mordait ; pas une anguille. Mais, quand on arriva là où nous avions
fait notre première pêche, ça recommença : des anguilles en veux-tu en
voilà. Il semblait que toutes les anguilles de la rivière étaient rassemblées
dans ce coin. À un moment donné, j'accrochai ma ligne en face. Je traversai
pour me décrocher et aperçus, sous la berge où nous péchions, une masse noire
bizarre. En y regardant bien, je reconnus un cadavre.
» — Arrête ! Philippe, que je crie au baron, arrête !
Il y a un macchabée dans la rivière. Reste là, je cours au patelin.
» Trois quarts d'heure plus tard, nous revenions avec
les gendarmes et le garde champêtre ; et, en effet, c'était bien un
cadavre, coincé sous l'eau entre deux racines : celui d'un ouvrier italien
disparu d'une ferme depuis trois semaines.
» Quand on le retira de là, avec peine, avec une longue
gaffe munie d'un crochet, ce fut une avalanche d'anguilles ; il en sortait
de partout : du ventre, de la bouche, des yeux. Une véritable horreur. Et
quand je pense que nous en avions mangé pendant deux jours ! Si j'avais
dit ça à ma belle-mère, c'était un coup à la faire claquer dans la nuit.
» Nous en avions encore une bonne friture.
» — Flanque-moi tout ça en l'air, dis-je au baron.
» — C'est dommage, pourtant ; si on les donnait à
la tante Valérie ?
» Tout de même, je n'en eus pas le courage. Mais avant
qu'on me voie manger de nouveau de ces bêtes ! ... »
Et le dimanche, au repas de funérailles du lièvre, il n'y
eut pas d'anguilles au menu.
FRIMAIRE.
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