Accueil  > Années 1952  > N°665 Juillet 1952  > Page 389 Tous droits réservés

Au rendez-vous de chasse

Les anguilles à l'italienne

La journée finissait, là, dans le rendez-vous bien clos, devant un dernier verre de ce breuvage trouble et verdâtre dont l'odeur anisée emplissait la pièce : l'inévitable pastis. La chasse avait été bonne, et le bout de la longue table disparaissait sous l'épais tapis de fourrure que formaient les lapins alignés les uns contre les autres ; à côté, quelques perdreaux mettaient la note vive de leur beau plumage bariolé et des becs et pattes rouges. Un capucin, aussi, tué au gîte par le garde, spécialiste de cette chasse qui nécessite un coup d'œil perçant et infaillible. Enfin, la « bricole » : deux alouettes, un merle et trois cailles, dont l'une avait été prise à la main, en plein vol, par Garrigue : un coup pas banal. Le chien la tenait à l'arrêt dans une grande vigne herbue où les chasseurs avançaient en ligne pour rejoindre le rendez-vous. L'arrêt ferme se prolongeait, et le chasseur, immobile, attendait à quelques mètres de son chien. Cela dura plusieurs minutes, pendant lesquelles tout le monde, arrêté, attendait le dénouement. Enfin, l'oiseau s'était envolé et, effrayé par le chien, était venu passer tout près de Garrigue qui, d'un geste prompt, l'avait cueilli au passage. Fontaine, l'homme au teint jaune et terreux d'hépatique, n'en revenait pas et en parlait encore. Près de lui, Auzéby mâchait son éternel chewing-gum, avec des remuements de mâchoires de ruminant. Le docteur tirait sur sa pipe, le visage mangé par une barbe hirsute qu'il ne taillait, comme les buis de son jardin, qu'à partir du 25 mars ; mais, la Toussaint venue, il lui redonnait sa liberté, « car ça tient chaud l'hiver », disait-il. Les coudes sur la table, les yeux mi-clos, Vidal somnolait, géant de 1m,92, 108 kilos, l'air terrible, et, pourtant, doux comme un agneau et qui avait une sainte horreur de ramasser un gibier seulement blessé. Bastide, lui, devant la grande cheminée où flambait un grand feu de sarments, étalait ses longues jambes, les brodequins fumant à la flamme.

— Alors, annonça le président, c'est entendu : on mangera le lièvre dimanche. Samedi, avec Laforêt, nous viendrons faire dans l'étang une razzia d'anguilles pour le menu. Vous savez que Julie n'a pas sa pareille pour préparer la matelote.

Bastide, à ces mots, sursauta :

— Ah ! non, s'il vous plaît, gardez vos anguilles, pas de ca !

— Monsieur voudrait peut-être du caviar, ou un saumon d'Écosse ?

— Tout ce que vous voudrez, mais pas des anguilles.

Tout de suite, on flaira une histoire.

L'homme se retourna, se mit à califourchon sur sa chaise et, empoignant le dossier à deux mains, commença :

— Vous connaissez mon cousin Philippe, le « baron », comme je l'appelle, que je vous amenai un jour et qui fit, au carrefour des Trois Chênes, ce doublé de bécasses dont on parle encore : cuirs et peaux, Cadillac, action en Alsace, chasse en Sologne, hutte en baie de Somme, battues de grouses en Écosse, yacht amarré en permanence à Cannes, et tout, et tout. Un pauvre bougre, quoi ! Il vint, l'an dernier, passer quelques jours à Fontcouverte durant mon congé pour y tirer cailles et tourterelles, déguster le muscat et le picpoul de ma vigne et y faire quelques bons repas pleins de simplicité, pour se reposer un peu, disait-il, de tous les gueuletons qu'il s'ingurgitait deux ou trois fois par semaine. C'est toujours, pour lui, quand il vient là-bas, une semaine de grand repos, qui semble faire rayonner une joie calme et sereine sur son visage, la plupart du temps soucieux et préoccupé. Nous faisons, chaque jour, nos petites parties dans les vignes et les garrigues, et rien ne l'enchante comme de dévorer, le matin, à l'abri d'un talus ou à l'ombre d'un bouquet d'arbres, après deux heures de chasse, le casse-croûte que nous emportons avec nous. C'est aussi un amateur de pêche ; et vous savez que, chaque année, les rives de l'Allier, du côté de Brioude, le voient arriver pour essayer d'y capturer quelque saumon. Nous n'avons pas de saumons à Fontcouverte. Mais il y a un amour de petite rivière où le poisson ne manque pas et où l'on peut faire, sans peine, sa friture. L'an passé, notamment, il y avait pas mal d'anguilles et l'on y faisait de jolies pêches. Il fut ravi de l'apprendre et nous décidâmes une partie.

» On chassa le matin. Cailles, perdreaux, tourterelles étaient l'occasion de nombreux coups de fusil et, mon Dieu ! ça n'allait pas trop mal. Le « baron » était en forme et tirait comme un dieu. « Mon vieux, me disait-il, il y a des jours où c'est comme ça ; et quand ça m'arrive un jour de battue, je les éclipse tous. Malheureusement, si ça commence mal au début, c'est fichu pour la journée, je ne peux plus me reprendre et je dois éviter les coups difficiles. Et je sens bien, alors, que les autres prennent leur revanche. »

» Enfin, à midi, on rentra pour le dîner. On lui fit honneur, et muscat et picpoul ne furent pas épargnés. Après une petite sieste d'une heure, on prit les lignes, les paniers et tout l'attirail de pêche pour aller du côté de la rivière. Le fusil, aussi, car on ne sait jamais ce qui peut venir vous passer à portée.

» La rivière coule au fond d'un vallon, entre deux collines aux pentes couvertes de landes et de vignes, où le vin vous fait facilement des 13 et 14 degrés, bordée par des frênes, des vernes, avec, par place, quelque grand peuplier qui balance sa tête dans le ciel au souffle de la tramontane. Un joli coin qui me rappelle bien des souvenirs, car, lorsque j'étais gosse, les jeudis et les dimanches, ou pendant les vacances, on n'avait qu'à venir me chercher par là, pour me trouver, quand je n'étais pas à la maison. J'y plaçais des carafes pour la petite friture, y poursuivais les merles avec ma carabine et y affûtais les tourterelles qui venaient boire durant les journées chaudes. C'est là que je tuai mon premier lièvre, au gîte, bien que n'ayant pas encore l'âge du permis.

» Donc, arrivés, on se mit en place. Les anguilles mordaient bien, attirées par les énormes vers rouges dont nous avions garni nos hameçons. Et, ma foi, au bout de deux heures, nous en avions, à nous deux, cinq à six livres. Vraiment, le coin était bon et nous étions bien décidés à ne le dévoiler à personne afin de pouvoir y revenir chaque fois que nous en aurions envie sans crainte de trouver la place occupée par un confrère. On se régala, le soir et le lendemain, avec le produit de notre pêche et ma belle-mère, qui, jusqu'alors avait toujours refusé de manger des anguilles qui, disait-elle, « ne sont ni plus ni moins que des serpents d'eau », après les avoir enfin goûtées, s'en mit jusque-là. « Vous y reviendrez, nous disait-elle, vous y reviendrez ; et j'en apporterai quelques-unes à tante Valérie. »

» Le lendemain, on chassa de nouveau ; on tua encore quelques cailles, un râle de genêts, et le « baron » fit un coup magnifique sur un capucin gîté dans un labour. Je l'avais vu s'arrêter un instant et regarder à ses pieds ; puis, tout à coup, d'un fameux coup de botte, faire débouler, comme un diable, l'oreillard et, à vingt mètres, lui faire faire une de ces culbutes formidables. Ce n'est pas notre garde qui ferait ça, hein ? Comme je le félicitais de son geste, il me raconta qu'il n'y avait aucun mérite à rouler un lièvre en plein découvert. « Tandis qu'au gîte, me dit-il, ça se manque. Le seul lièvre que j'ai tiré au gîte, je l'ai raté ; raté de mes deux coups ; et il est parti. Au premier, ayant visé juste un peu devant le bout du nez, l'animal avait dû faire, au moment où je pressai sur la gâchette, un vif mouvement de retrait ; le plus fort, c'est qu'il ne s'en alla pas. Avait-il été étourdi par le bruit ? était-ce la frayeur qui le clouait sur place ? » Je n'en sais rien. Mais, quand je lui lâchai précipitamment mon deuxième coup, je dus faire un peu bas et ne lui envoyai qu'un nuage de poussière. Alors il bondit, car je vous prie de croire qu'il n'attendit pas une troisième décharge, que je ne pouvais d'ailleurs lui envoyer, étant resté abasourdi avec mon fusil vide dans les mains. Le coup s'est passé sur les terres de La Chapelle, un jour où il y avait, avec le maire, Laguigne le grand chiffonnier, le procureur général, Chave, un type de l'Enregistrement qu'avait amené le maire, et Crapoulos, un Grec, devenu plus tard, paraît-il, grand copain de Juanovici. »

— Oui, mais les anguilles !

— Ah ! c'est vrai, les anguilles ! Attendez, j'y arrive. On y est revenu le lendemain soir. Mais, avant d'arriver à l'emplacement, nous donnâmes quelques coups de ligne par-ci par-là, mais rien ne mordait ; pas une anguille. Mais, quand on arriva là où nous avions fait notre première pêche, ça recommença : des anguilles en veux-tu en voilà. Il semblait que toutes les anguilles de la rivière étaient rassemblées dans ce coin. À un moment donné, j'accrochai ma ligne en face. Je traversai pour me décrocher et aperçus, sous la berge où nous péchions, une masse noire bizarre. En y regardant bien, je reconnus un cadavre.

» — Arrête ! Philippe, que je crie au baron, arrête ! Il y a un macchabée dans la rivière. Reste là, je cours au patelin.

» Trois quarts d'heure plus tard, nous revenions avec les gendarmes et le garde champêtre ; et, en effet, c'était bien un cadavre, coincé sous l'eau entre deux racines : celui d'un ouvrier italien disparu d'une ferme depuis trois semaines.

» Quand on le retira de là, avec peine, avec une longue gaffe munie d'un crochet, ce fut une avalanche d'anguilles ; il en sortait de partout : du ventre, de la bouche, des yeux. Une véritable horreur. Et quand je pense que nous en avions mangé pendant deux jours ! Si j'avais dit ça à ma belle-mère, c'était un coup à la faire claquer dans la nuit.

» Nous en avions encore une bonne friture.

» — Flanque-moi tout ça en l'air, dis-je au baron.

» — C'est dommage, pourtant ; si on les donnait à la tante Valérie ?

» Tout de même, je n'en eus pas le courage. Mais avant qu'on me voie manger de nouveau de ces bêtes ! ... »

Et le dimanche, au repas de funérailles du lièvre, il n'y eut pas d'anguilles au menu.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°665 Juillet 1952 Page 389