Le vent nord-ouest devait souffler légèrement dans les
hauteurs : je m'en rendais compte en voyant glisser vers la mer les
derniers nuages, laissant un ciel bleu provençal, qu'illuminait un soleil
radieux, mais déjà devenu plus tiède. L'odeur du vin nouveau flottait sur le
village et jusque sur les vignes des vallons ; leur mission terminée,
elles venaient de revêtir leur beau manteau de bacchanale, de pourpre et d'or,
attendant que le premier Cers d'automne vint, déchirant tous ces atours, les
dévêtir avant la torpeur hivernale. On sentait bien, en voyant les nuages
glisser, que ce proche parent du Mistral avait déjà lâché ses avant-gardes et
que, demain, il descendrait sur les plateaux, déboucherait par les ravins,
hurlant, faisant voler les feuilles arrachées dans un tourbillon de couleurs.
Alors, pendant deux jours, on ne pourrait chasser dans la garrigue, du moins
là-haut, sur les plateaux ; car le Cers, ce géant des Corbières, ne permet
pas qu'on lutte contre lui debout. Mais, ce jour-là, dans la garrigue encore
calme, où se préparait cet assaut, l'air pur et frais vivifiait les poumons et
lubrifiait les jarrets ; il faisait bon escalader les flancs abrupts aux
caillasses roulantes, en écoutant la chute d'une pierre décrochée sous les pas
du chien ou l'épaisse semelle de chanvre. Rien d'autre ne troublait le silence ;
pas le moindre zéphir ne faisait frémir les sapins rabougris qui, ça et là,
émergeaient d'un massif de chênes verts. La garrigue, en ce beau jour
d'octobre, accueillait le chasseur en lui donnant tous ses atouts :
douceur de la température, temps parfait et perdreaux tenant bien. Autant de
circonstances favorables à la fois ne sont pas si fréquentes, même dans les
Corbières, pour que je n'en mesurasse pas la valeur. Confiant, je prévoyais un beau
tableau, en surveillant la quête de mon chien. Sûr de ses qualités, de ses
moyens et de son expérience, sûr aussi de trouver les compagnies de rouges à
leurs remises préférées, que je connaissais bien, le succès ne pouvait dépendre
que de moi, de mon fusil, qui paraissait léger à mes bras déliés.
Je n'avais pas prévu l'imprévisible, un de ces cas qui
posent au chasseur de mystérieux problèmes, qu'ils résolvent parfois un peu
hâtivement, suivant leur imagination, et je n'ai pas osé résoudre ce jour-là celui
qui vint se présenter à moi.
Sur un chemin pierreux — tout est pierreux dans la
garrigue, — mon chien manifestait du sentiment et, coulant sagement,
levant et reposant ses pattes prudemment pour éviter le bruit, il m'amenait
devant une grande garrouille et marquait l'arrêt ferme. Je m'approchai de lui ;
la direction de son regard suffisait à m'indiquer l'endroit précis d'où les
rouges prendraient leur essor. Le temps de laisser se calmer les battements
rapides de mon cœur sollicité par l'émotion, et j'ai fait quelques pas en
avant, fusil en garde. La compagnie, en vrombissant, s'enlève en éventail ;
mon premier coup plie un perdreau, qui tombe lourdement sur les pierres ;
j'ai la joie, au second, d'en voir tomber un autre quinze mètres plus loin. Mon
chien m'apporte le premier lorsque je suis déjà au point d'impact de l'autre,
où je ne trouve que des plumes. Mauvais présage ! Sur ce terrain couvert,
un perdreau démonté est bien souvent perdu, même avec un bon chien de rapport.
Certes, le mien est au rapport forcé et bien souvent, après l'avoir perdu de
vue derrière les garrouilles ou dans quelque pli du terrain, je l'ai vu
revenir, triomphant, au moment où je commençais à perdre espoir. Dans ces
chênes nains drus, sur la pierraille sèche et les flancs des ravins, un oiseau
désailé a les chances pour lui, quand le chasseur ne le suit pas à vue et que
le chien tombe en défaut, sur une crête, par exemple, d'où le perdreau a fait
un saut.
Mais celui-ci, je l'aperçois, traînant une aile, ne
cherchant pas à pénétrer dans le fourré et filant droit devant le chien, qui le
suit à vue à dix mètres. Je n'ai plus besoin de courir, pas même de crier :
apporte ! Un beau doublé pour commencer, voilà qui est une heureuse
augure. Et, l'arme à la bretelle, je prends ma tabatière, bourre ma pipe, sors
mon premier trophée de ma poche-carnier et j'attends l'autre, m'apprêtant à les
soupeser tous deux pour comparer leur poids.
Mon chien a disparu dans un pli du terrain ; il devrait
être revenu. Je m'impatiente. « Apporte ! apporte ! » Je
siffle en vain pour signaler ma position. Nerveux, je remets le perdreau dans
ma poche-carnier et me dirige vers la faille. Elle est nue (pas le moindre
couvert, même pas de pierraille) et ses bords supérieurs sont également nus ;
un simple affaissement dans une terre rouge, dont je n'ai pas cessé de
surveiller les lèvres de mes yeux depuis l'instant où le perdreau blessé a
disparu dans la crevasse. Mon chien est là, il gratte en reniflant à l'entrée
d'un trou de lapin !
« Coquin ! Quelque jeannot a donc dû déboucher
sous ta barbe et tu l'as poursuivi jusqu'au trou, ce gibier de manant,
abandonnant mon oiseau noble ? » Et je cingle mon chien d'un coup de
laisse sur les fesses. Il pousse un cri, surpris, et je lis dans ses yeux qu'il
ne me comprend pas. Mais le perdreau, j'en suis certain, n'a pas quitté la
faille ; je n'aurais pu ne pas le voir. Il est sans doute mort. Mais je le
cherche en vain, sans pouvoir empêcher mon chien de gratter le trou de lapin.
Furieux, vexé, je dois enfin battre en retraite. Cet
incident m'a ôté toute envie de chasser et je romps cette belle journée, qui
s'annonçait si prometteuse.
Chemin faisant, je ne sais que dire à mon chien ; car
je cause avec lui, souvent, de nos victoires ou défaites. J'ai fort envie de le
gronder encore pour avoir accepté le change d'un lapin ; mais, revoyant
tout le champ de bataille, je reste sûr que ce perdreau est demeuré dans le pli
du terrain. Par acquit de conscience, j'ordonne un demi-tour ; nous
revoici dans la crevasse rouge, elle est aussi nue que ma main ; les
perdreaux ont beau être rouges, s'il était là, blotti ou mort, je le verrais !
Et puis mon chien l'aurait depuis longtemps trouvé ! Or il revient
renifler et gratter le terrier. Mais, cette fois, je n'ose pas le gronder de
nouveau.
Nous sommes rentrés tête basse, songeurs, lui la queue
recourbée vers le sol, et quand, à mes questions, il tournait vers moi ses yeux
d'or, je comprenais ce qu'il voulait me dire ; car il savait ... Mais
quand, le soir, sur mon cahier de chasse, j'ai consigné l'incident de cette
journée, un doute est venu m'empêcher d'écrire ce que mon chien avait voulu me
raconter. Et j'écrivis, tout simplement : deux perdreaux descendus en
doublé, un ramassé, l’autre perdu.
Mais, si mon chien avait su lire, il aurait protesté contre
ce compte rendu laconique insinuant qu'il a fauté.
Si j'ai sorti d'un vieux carton cette banale histoire, c'est
que, longtemps après, m'en est venue la conclusion.
Ce fut d'abord, il y a trois ans, mon voisin de campagne qui
raviva mes souvenirs et mes hésitations. Il me dit, en rentrant un soir de
chasse : « J'ai poursuivi quatre perdreaux sur le flanc du coteau ;
ils partaient loin et je les ai tirés trois fois sans résultat Les ayant vus,
enfin, se remiser sous un rocher, j'ai pu, par un détour, m'en approcher pour
les surprendre. Je les ai vus courir comme des rats, j'ai tiré et en ai tué un.
Je m'apprêtais à en tirer un autre au vol lorsque j'ai vu les trois perdreaux
rentrer dans un trou de lapin. Je n'ai pas eu le temps de répéter. Avez-vous
déjà vu cela ? J'ai essayé en vain de les faire sortir avec un long bâton.
Ah ! si j'avais eu un furet, je les mettais tous les trois dans mon sac ! »
Je n'accueillis qu'avec un certain scepticisme cette
histoire de mon voisin ; mais, l'an dernier, un de mes vieux amis, sérieux
chasseur, de plus en plus déçu par la tactique des perdreaux, qui s'escamotent
comme des fantômes, présents mais introuvables aux remises, me proposa de
traiter de leurs mœurs dans Le Chasseur Français. Les bois et les
fourrés, sur nos coteaux, expliquent bien des choses ; mais notre ami
commun Émile avait été souvent témoin d'un autre stratagème : il avait vu
par corps des perdreaux entrer dans des trous. Non pas des compagnies entières
— elles sont d'ailleurs peu nombreuses chez nous, de nos jours, même au
début de l'ouverture, — mais, plusieurs fois, des isolés.
Émile est excellent chasseur, connaissant bien toutes les
ruses du gibier qui vit sur les magnifiques coteaux au pied desquels le Tarn
épouse la Garonne. Il passe avec raison pour le meilleur chasseur de sa région.
D'ailleurs — c'est une référence — il a tué un ours. Non pas sur ces
coteaux, bien sûr, mais dans les Pyrénées ; pas un ourson, mais un bel
ours, gros comme un petit âne. Sans doute, il n'a pas pu en rapporter la peau ;
mais, en été, vous comprenez ... D'ailleurs, c'est là une autre histoire,
et, depuis qu'il l'a racontée, sa modestie lui interdit de donner d'autres
explications. Quand vous lui demandez : « Il était gros, cet ours ?»
il vous répond : « Enfin ! ... » et il vous parle de
perdreaux, justement de ceux qui entrent aux trous. Moi, je crois à son ours,
qui folâtrait dans les myrtilles, et d'autant plus aux perdreaux des cavernes
qu'un autre témoignage a fait de moi un convaincu.
Convaincu, je suis, en effet, que mon chien n'avait pas
fauté ce jour déjà lointain, quand je chassais dans les Corbières. La troisième
preuve m'en vient du même lieu où se situe l'incident que j'ai rapporté.
J'ai reçu ces temps-ci la visite d'Antoine, un ami citoyen
des garrigues audoises et chasseur de perdreaux. Il m'a dit : « J'ai
une communication à vous faire de la part d'un chasseur de chez nous. Puisque
vous écrivez dans Le Chasseur Français, il vous suggère d'affirmer que
les perdreaux se réfugient volontiers dans des trous, car il a pu le constater
lui-même. » Il me fit le récit d'un incident de chasse qu'en écoutant je
me souvins avoir déjà vécu, aux mêmes lieux et dans les mêmes circonstances, au
moins dans son premier tableau ; il m'a suffi d'ouvrir mon vieux carton aux
souvenirs pour l'y trouver déjà écrit. Il y manquait la conclusion qu'a trouvée
ce chasseur des Corbières, plus astucieux et plus curieux que moi, mieux
outillé aussi pour en faire la preuve. Se trouvant, comme moi, en présence du
même mystère, peut-être sans savoir que son chien n'avait pas menti, il lâcha
son furet dans le trou et, au lieu d'un lapin, il en vit sortir son perdreau.
Et Antoine ajouta : « Si vous leur racontez
l'histoire, aux lecteurs du Chasseur Français, ne dites pas que c'est
chez nous qu'elle se passe ; on ne vous croirait pas ! »
Sans doute le soleil, entre Narbonne et Perpignan, est aussi
chaud que celui de Marseille, et le Cers est cousin du Mistral ; on ne
conteste nulle part que le soleil, comme le vent, ces deux géants méridionaux,
provoquent bien des phénomènes, et je pourrais en relater, sous la foi du
serment, de bien plus remarquables encore que celui qui fait terrer les
perdreaux. Mais ce troisième témoignage, confirmant les deux précédents et
celui de mon propre chien, émanant de chasseurs ne se connaissant pas et de
différentes régions, me donne bien la certitude que les perdreaux se mettent
dans les trous. Et je m'excuse avec retard auprès de certains chiens que j'ai,
parfois, un peu hâtivement accusés d'incapacité pour n'avoir su me retrouver
certains perdreaux qui, traînant l'aile, se sont escamotés à proximité de
terriers.
Peut-être un jour, en prospectant de nouvelles cavernes, on
trouvera, près de fossiles d'ours, celui du dernier perdreau de Gascogne. Et
nos arrière-petits-neveux, en feuilletant la collection des vieux Chasseurs
Français, s'étonneront alors qu'en 1950 certains aient pu douter qu'Émile
avait tué un ours.
GARRIGOU.
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