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La corde à lessive

’affaire s'est passée à trois mille et quelques, sur le versant sud de la « Roche Taillante », l'imposante montagne qui dresse son profil de lame, tout au fond de la vallée du Guil, contre la frontière. La veille, au cours d'une chasse spectaculaire, mon ami X ..., placé au poste vertigineux de la « Grande Corniche », avait tué d'une balle un gros chamois. La bête, tirée trop tôt sur l'arête même qu'elle allait traverser, au lieu de basculer sur la dalle lisse qui précipite infailliblement au pied de la roche tout animal même blessé, s'était effondrée sans un spasme, foudroyée. Elle restait coincée dans une sorte de poche, sur un des rares points formant épaisseur. Sur ces points tiennent en équilibre des blocs de près d'une tonne qu'un simple frôlement, voire même la tempête, suffit à basculer. Seuls les chamois y passent à pas feutrés, non sans déclencher d'effroyables avalanches. Lorsqu'on a senti une fois le souffle de ces projectiles, qui font, hélas ! tant de victimes dans le monde des fervents de la montagne, la moindre pierre détachée invite à la prudence.

» Bref, le chamois mort étant un enjeu valant la chandelle, j'offris à X ... de remonter avec lui. Il y a souvent loin de la coupe aux lèvres, même quand les narines dilatées perçoivent déjà l'odeur du nectar. Pleins d'ardeur donc, mais malgré tout fatigués par une première journée très dure, nous nous réveillâmes deux heures trop tard. En montagne, l'horaire gaspillé ne se rattrape jamais. Nous n'avions pas de corde dans notre bagage. A priori, la corde paraît inutile dans ce genre de rocher. C'est une erreur. La « ficelle » fait partie de l'équipement du chasseur de montagne et ne devrait jamais quitter son sac. L'oubli de cette vérité faillit nous être tragique.

Fort heureusement la Providence des têtes sans cervelle veillait, car il y a une Providence pour les écervelés comme il y a un Bon Dieu pour les ivrognes. Oyez plutôt. Au moment de monter dans la voiture trépidante de X ..., mes yeux se portent, et pourquoi ? vers la blanche corde à « lessive » qu'avait tendue la veille, sur deux perches, notre excellente hôtesse, la veuve Gérente, de l'hôtel du Soleil-Levant (Font-gillarde). Le froid de la nuit avait rendu la corde aussi raide qu'un fil de fer. Malgré les injonctions de X ..., toujours en retard, par conséquent toujours pressé, j'ai la présence d'esprit de m'obstiner à suivre mon réflexe. Bien entendu, X ... m'abreuve de ses quolibets : « Non mais, Barbu ! vous prétendez faire sécher votre chemise là-haut ? ... avec vos chaussettes ! ... Alors, ramassez aussi les piquets », etc. Évidemment là-haut, en fait de piquets, il reste tout juste une tige ou deux d'edelweiss, dont l'étoile a été broutée ou emportée par le vent. On part. L'auto, vieille habituée, tousse, fume, bout, cahote ferme, mais grimpe. Elle stoppe à la classique bergerie, éternellement veuve de baraque, moutons et berger. Deux heures de marche, le col Agnel, les éboulis, rien de nouveau pour nous. Au pied du mur gigantesque, deux chamois surpris démarrent au galop. X ... les salue de trois balles de politesse. Avec un peu de précautions, nous aurions pu les avoir et arrêter là notre course aux misères. X ... est bavard comme une pie ... et, malheureusement, je lui réponds. D'où le mal. Nous recommençons lentement l'escalade de la veille. Tout va bien, le sommet se rapproche. Encore une demi-heure et nous serons en dessous de la corniche. Là il faudra tirer des plans. Nous sentons la bête à notre portée et, bien qu'il soit déjà 15 heures, nous nous élevons toujours. À ce moment, l'incident stupide se produit, je dis bien l'incident avant-coureur discret de l'accident. En montagne, les plus petits détails, par manque de considération, prennent souvent une importance très grave. Brusquement, de la large dalle légèrement convexe sur laquelle nous nous trouvons, dalle aussi nue que le crâne d'un chauve, part, comme un tourbillon de neige dans l'orage, un vol important d'oiseaux gris et blancs. Ce n'étaient probablement que des passereaux sans aucun intérêt soumis en phénomène de mimétisme qui fait loi chez la plupart des animaux fréquentant les neiges. Je suis malheureusement curieux, je veux me rendre compte ; j'ai à l'épaule le fusil à un coup qui, d'ordinaire, accompagne l'obligatoire carabine. Je tire une cartouche dans cette foule, et il tombe quelques oiseaux sur le bord extrême de cette bosse inclinée. Or cette bosse cache, ainsi que la margelle d'un puits, un immense et large couloir allant sans ressaut du sommet au pied. Il est presque vertical. Il brille sous le soleil encore haut, car il est aussi lisse qu'un cornet d'épicier. Rien ne pouvait donner davantage l'impression du vide que ce passage imprévu de la dalle facile à la glissoire fatale. C'est justement ce qu'il aurait fallu prévoir en connaissance des lieux. Sans hésitation, X ... s'élance trop vite pour ramasser les morts. Il poursuit un blessé sur la partie la plus bombée et se trouve brusquement arrêté par cette soudaine vision de la chute effroyable. L'effet redouté se produit. Privé de ses moyens habituels en raison de la fatigue accumulée, X ... ne peut pas réagir. En conséquence, il subit l'horreur de l'attraction, ce vertige qui est un malaise et non un réflexe de la peur. J'ai vu ainsi des grimpeurs consommés prendre le vertige à la suite d'une douleur trop violente, en l'espèce des piqûres d'une douzaine de guêpes en pleine figure. Les hépatiques, en particulier, y sont sujets permanents, et chez eux, sans motif, le vertige peut être instantané. X ... pâlit. Il se reçoit sur le ventre, faisant, dans un suprême effort de lutte, adhérence de tout son corps. Sa position est très périlleuse. Ses doigts se crispent en vain, cherchant l'aspérité. Il me crie : « Je glisse. » Je l'engu..le vigoureusement (suprême ressource), tandis qu'en toute hâte j'arrache la boucle de mon sac et sors la « ficelle ». Heureusement, X ... n'a que la sensation de glisser, mais ne prélude pas encore, car je n'aurais pas eu la possibilité de me porter assez rapidement en dessous de lui pour tenter de le retenir. Je m'encorde par un double nœud, m'arc-boute sur place — je n'ai pas le choix — et lui envoie mon lasso. Deux fois je l'effleure. À la troisième reprise, il le saisit, il s'attache. Ouf ! Je lui crie : « Vous ne craignez plus rien, je vous tiens. Respirez à votre aise sans vous retourner. J'amarre solidement. » Il me répond : « Ça va mieux, mais faites vite. » Sur ma figure, je sens rouler la sueur ; j'ai repéré, au-dessus de moi et en bonne position par rapport à X ..., une strie profonde de quelques centimètres. J'atteins ce cran naturel et y engage la ficelle. Le poids de mon corps fait bloc, et ce point de rétention m'inquiète moins que la solidité douteuse du chanvre. X ..., se sentant en mains fermes, se ressaisit complètement. On a raison de dire que l'existence tient parfois à un fil. Il se retourne, se redresse, retrouve son équilibre et, sans aucune peine, vient à moi mètre par mètre, comme la truite vient au pêcheur « à lover ».

Il n'était plus question d'oiseaux, encore moins de chamois. Le danger disparu est vite oublié après une gorgée de rhum, mais en ployant avec respect dans mon sac la brave cordelette, je ne puis m'empêcher d'envoyer à mon ami en manière de représaille ce petit discours mérité : « Hein ! vous vous êtes largement payé ma figure, barbe comprise, ce matin. La mère Gérente se paiera bien la vôtre ce soir quand je lui dirai que sa corde faite pour le linge blanc a tenu, très proprement d'ailleurs, un paquet de linge sale au sommet de la Taillante. — Vieille rosse ... », me ristourne X ... avec toute l'affection que je lui sais.

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Déjà le soleil avait disparu d'un seul coup, annonçant la nuit brutale des hautes cimes. Nous redescendîmes les mains vides, le cœur léger, respirant à pleins poumons l'air froid sous un ciel plein d'étoiles. À Fontgillarde, nos compagnons, inquiets, nous attendaient.

Devions-nous regretter ce chamois perdu ? Éternel et grand point d'interrogation, le point d'interrogation qui se pose toute la vie ... dans un tout petit détail.

Le lendemain, après la réconfortante soupe au fromage traditionnelle, copieusement arrosée à cause du sel, nous repartions vers nos foyers respectifs, le cerveau détendu, les yeux remplis d'images. L'année d'après, nous devions retrouver à Molines l'honorable M. Z ..., receveur des postes à ses moments perdus et traqueur permanent pour ses relations. Il nous dit : « J'ai voulu monter avec mon fils ramasser votre chamois. Il pouvait s'y conserver plusieurs jours. Oui ! mais ... je l'ai touché, et c'est tout ... De la folie, messieurs ! Mon fils m'attendait sous la corniche, je n'avais pas voulu qu'il se risque plus haut. Je suis quand même parvenu à la bête, un rude bouc, mais quel sale endroit. Je l'ai bousculé sur les dalles. Il est parti en vitesse, comme les autres, vous vous rappelez ... (Ce sont, en effet, des souvenirs tenaces.) Le fils ne l'a même pas vu passer. Personne n'a pu le ramasser. Mais, quand j'ai voulu redescendre, je n'ai pas pu retrouver ma prise. Il n'y en a qu'une ... Vous savez, pour passer la faille que l'on voit du bas à la lorgnette. Et cherche que cherche, hésite qu'hésite. J'ai crié à mon fils : « Tant pis, je saute. Si je manque mon coup, tu me chercheras en bas. Si je reste la nuit, demain je serai gelé. » J'ai sauté, messieurs ... Je me suis raccroché bien juste du bout des doigts. La pierre a tenu. Eh bien ! vous pouvez me croire, toute ma vie j'ai chassé dans ces montagnes ; nous avons fait plusieurs parties ensemble. Il y a deux ans, je suis allé chercher les chamois pour vous en Italie avec Mimi (l'homme à la plume d'aigle) ... Vous vous souvenez ? ... Les carabiniers auraient pu nous tirer dessus ... C'était la consigne ... Ils ne se gênaient pas ... Jamais je ne remonterai là-haut ... je vous le dis, jamais ... J'ai senti la mort ... J'aime mieux casser mon mousqueton sur un caillou. » Si l'honorable M. Z ... vit encore, car il doit être très vieux, il ne me démentira pas. « Mimi » est mort chez lui. Il devait mourir normalement sur la Taillante. Un jour, il traversait les dalles, chaussé d'espadrilles à semelles de crêpe (une merveille par temps très sec, une catastrophe à la moindre averse). Le long bâton avec lequel il maintenait son équilibre se rompit traîtreusement et il partit à la vitesse d'un cadavre, sous le regard épouvanté de notre vieil ami Pierre G …, de Briançon, qu'il accompagnait. Mimi s'en était tiré miraculeusement en roulant de biais au lieu de suivre la verticale ; je lui avais moi-même apporté ce fameux bâton de frêne de Voreppe, car ils se servaient à Molines de jeunes mélèzes séchés sur plante, et, bien qu'éprouvé, le frêne s'était rompu net à un mauvais nœud.

Ne valait-il pas mieux le laisser, ce chamois, en pâture aux aigles royaux comme les autres ... ceux que l'on tue stupidement aux endroits inaccessibles.

Passion ! Passion ! Tu nous aveugleras toujours.

J. LEFRANÇOIS.

Le Chasseur Français N°665 Juillet 1952 Page 392