M. G. Grassot, habitant l'Afrique noire, dans un
entrefilet intitulé « Canard branché », signale avoir vu des canards
branchés sur de beaux arbres d'une quinzaine de mètres de hauteur et qu'il en a
tué un, dont la chair était exquise.
En concluant, M. Grassot dit qu'on voit pas mal de
choses extraordinaires en Afrique noire. Le fait signalé au continent africain
est observé aussi dans le Centre-Vietnam.
J'ai constaté souvent, la nuit, en chassant à la lanterne,
au cours de deux séjours dans le Quang-binh (Centre-Vietnam du Nord), le
premier en 1922, le second vers la fin de 1934, que quelques canards sauvages
branchaient aux arbres, le long des rivières et autour des étangs.
Cette province de Quang-binh est la patrie des bœufs
sauvages, des gaurs et des éléphants, et le lieu d'hivernage des grands
palmipèdes migrateurs venant des contrées froides et inhospitalières de Chine
et de Sibérie.
Ces migrateurs arrivent chaque année au commencement
d'octobre et repartent vers le début de mars de l'année suivante, soit après un
séjour de cinq mois au Centre-Vietnam du Nord et du Centre. Ils ne descendent
pas plus bas que le Binh-dinh.
On voit alors dans les étangs des canards et des oies sauvages
et aussi deux variétés de pélicans (pélicans roses et pélicans gris cendré).
Les oies et les canards arrivent généralement les premiers
au premier froid, puis ensuite les pélicans.
Tous les canards ne branchent pas aux arbres. Ces percheurs
constituent une minorité.
Les individus isolés et les couples branchent toujours bas,
à 3 ou 4 mètres de hauteur au-dessus de l'eau ; tandis que les petits
groupes de cinq ou six individus, jamais plus, souvent moins, se tiennent, au
contraire, très haut au sommet des plus grands arbres feuillus.
Il n'est pas aisé, la nuit, de les voir, lorsqu'on est au
pied de ces arbres.
Fréquemment, en projetant le faisceau lumineux de la
lanterne électrique vers le haut d'un arbre dans le but de découvrir les yeux
phosphorescents de quelques grandes civettes musquées arboricoles (les con chôn-huong
des Vietnamiens), je provoquais l'envol bruyant de ces canards.
À signaler en passant que ces grosses civettes valaient leur
coup de fusil, car leur chair est très estimée des Chinois et Vietnamiens
gourmets qui me les payaient cher. Cela amortissait un peu mes frais divers et
je n'en étais pas fâché.
Le vacarme de ce vol accidentel provoquait parfois la fuite
soudaine d'un petit cerf aboyeur (le muntjac), le con mang, ou d'un
grand cerf d'Aristote, appelé encore : grand cerf à barbiche (le con nai
chà ou le con nai chà râu des autochtones), qui pâturait non loin de
cet arbre à canards, encore dissimulé dans les taillis épais et dont je n'avais
pas aperçu la phosphorescence verdâtre des yeux.
J'ai remarqué que les canards branchant en groupe étaient
très farouches et s'envolaient dès que les rayons lumineux leur parvenaient ou
les éclairaient.
Les percheurs isolés et les couples tenaient bien la lumière
et ne s'envolaient pas, à moins qu'on s'en approchât de trop près.
On pouvait les tirer assez facilement à balle de petit
calibre.
J'en ai tué pour mon compte une quinzaine pendant mes deux
séjours dans cette province totalisant treize mois, avec mon arme de
complément, ma précieuse petite carabine rayée, à répétition semi-automatique à
huit coups, calibre 22 long rifle (5mm,5), dont la très faible
détonation ne faisait pas fuir le gibier dans les environs immédiats du lieu de
tir.
Ces canards me donnaient d'excellents rôtis et de délicieux
salmis qui faisaient le régal de mes nombreux amis, fonctionnaires ou autres à Donghoi,
chef-lieu de la province. Hélas ! hélas ! beaucoup d'entre eux,
aujourd'hui, ne sont plus de ce monde, ayant été lâchement fusillés par les
soldats japonais à la suite de leur coup de force de la nuit du 9 au 10
mars 1945.
D'après moi, ces quelques canards percheurs doivent être des
descendants de rescapés ou eux-mêmes des rescapés des attaques nocturnes de la part
de nombreux crocodiles et varans (les con xâu et les con ky-da
des Vietnamiens) que recèlent certains étangs et petits cours d'eau peu profonds.
C'est une des particularités du pays d'Annam ... du Trung-Ky.
C'est probablement pour se mettre la nuit hors des atteintes
de ces grands et dangereux sauriens qu'ils branchent aux arbres.
Ces quelques palmipèdes sauvages ne sont pas seuls à brancher.
Une grosse espèce domestique qu'on appelle le canard de
Barbarie vole fort bien et branche aussi aux grands arbres de la campagne
annamite, tels que les banians sacrés, les manguiers et les tamariniers isolés.
À l'inverse de ses congénères sauvages, il ne branche
seulement que de jour.
Les « Barbarie » font quotidiennement un ou
plusieurs vols, se perchent pendant un petit moment, puis rentrent tout droit à
la maison, en atterrissant soit sur la diguette principale de la rizière menant
à la maison, soit dans la cour même, au grand ébahissement des amusants et
sympathiques gosses vietnamiens, tout nus ou presque, gardiens vigilants de la
maison paternelle, pendant que leur père est aux travaux dans la rizière et que
leur mère est partie au marché voisin pour y vendre quelques légumes du potager
familial.
Les Vietnamiens appellent ces canards de Barbarie : con
vit xiêm, c'est-à-dire : « canards siamois » ou « canards
du Siam » (traduction littérale).
Dans cette appellation, le nom de « Barbarie » n'a
pas été traduit en vietnamien.
En attribuant l’origine de ce canard à la chair savoureuse,
très estimée des Vietnamiens et des Chinois, à la faune volatile siamoise,
alors que celle-ci ne l'a jamais eu, on a commis une grande erreur, une hérésie
même, car le nom de « Barbarie » n'a jamais signifié le « Siam ».
Pendant l'occupation nippone en 1945, nos ménagères
françaises les préféraient aux canards ordinaires. C'étaient de fines
connaisseuses en chair de volailles.
Les Siamois ont certainement importé de l'Europe, au cours
du XIXe siècle, quelques-uns de ces gros canards d'origine très
lointaine du Brésil (Amérique du Sud).
Il est probable que les premiers canards de Barbarie qui ont
été introduits autrefois en Cochinchine provenaient alors du Siam, d'où cette appellation
de « canard siamois », qui leur avait été donnée à cette époque, leur
est restée jusqu'à nos jours.
Jean-Pierre NICOLAS.
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