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Pan ! … Trop haut !

Il fait chaud. Un soleil d'été, auquel septembre n'a pas encore enlevé de son pouvoir calorifique, darde sur la plaine ses rayons asséchants. L'air est calme; pas un souffle ne l'anime. Il semble dormir et retenir son haleine. Pas un rapace ne tournoie dans le ciel bleu. Les buses ont cessé leurs miaulements et se sont réfugiées à l'ombre, sous les frondaisons de la forêt qui recèle encore quelque fraîcheur. Seules les détonations des fusils viennent troubler l'assoupissement de la nature. Les chaumes crissent et pétillent sous les pieds des chasseurs. Betteraves et pommes de terre se pâment de soif, et les feuilles pâles et flétries des premières retombent sur le col crevassé, qu'elles n'ont plus la force de préserver par leur étalage chlorophyllien.

Nous sommes trois, parmi tant d'autres, qui arpentons ces champs en cet après-midi d'ouverture ; trois chasseurs assoiffés et harassés par cette chaleur caniculaire. Le jeune porte-carnier qui nous accompagne, lui aussi, est fourbu. Mais il ne se plaint pas, heureux qu'il est de transporter le préposé au civet qu'il a vu pirouetter tout à l'heure, en bordure d'une luzerne, et espérant bien en voir encore un autre. Nos chiens, qui n'ont pas encore l'habitude des randonnées, tirent une langue qui traîne presque à terre et, comme leurs maîtres, semblent las.

C ..., qui était un peu en avant de nous, sur le côté, arrive à un chemin surélevé et en profite pour s'asseoir et souffler un peu. Nonchalamment, nous allons dans sa direction pour faire ensemble une petite pose. Mais ... Voyez donc, là-bas ! Ce grand rouquin ! Certainement dérangé de son gîte par l'approche de quelque chasseur, ou peut-être s'étant dérobé derrière leurs talons, il remonte un champ d'éteules au bout duquel se trouve C ..., qui ne l'a pas encore aperçu et lui tourne le dos. Houp ! Hep ! Par de grands gestes, il est vite mis au courant de la situation. Voyant venir à lui l'oreillard, il se met à plat ventre derrière le chemin comme un fantassin et, prêt à faire feu, il attend, bénissant sans doute la Providence qui lui envoie, droit à sa musette, cette belle pièce, convoitise de bien des chasseurs.

La bête, qui depuis ce matin a entendu gronder le tonnerre des fusils, n'a pas l'air bien rassurée. Flairant par-ci par-là, on dirait qu'elle redoute quelque piège. Elle semble réfléchir où elle pourrait bien passer en toute sécurité cette fin de journée. Après quelques hésitations, par petits bonds souples, elle continue à se diriger vers le chasseur ... et vers son trépas, pensons-nous.

Arrivé à bonne portée de l'embusqué, le capucin, par mesure de prudence, s'arrête pour inspecter les alentours. Il se campe sur son séant, puis fait le chandelier. Bien droites sur sa tête, ses longues oreilles pivotantes, de la pointe desquelles dégouline une teinte noire, le grandissent encore un peu plus. Il jette un coup d'œil qui n'a pas le temps d'être circulaire. Pan ! C ... vient de lui décocher son premier coup, qui produit un effet bien différent de celui auquel nous pouvions nous attendre.

Rabattant vivement ses pavillons, notre lièvre courbe l'échiné et rentre sa tête dans ses épaules en s'abaissant vivement, comme s'il pressentait que quelque chose allait lui arriver brusquement sur le dos.

D'où pouvait donc provenir ce claquement accompagné de sifflements qui lui passèrent si près de la tête ? Bravant la mort, aussitôt le curieux capucin se redresse en chandelier et observe à nouveau autour de lui. Pan ! Second coup de feu : effet identique au premier. Le « yève » n'a pas encore l'air d'avoir réalisé ce qui se passe autour de lui. S'étant aplati au passage des plombs, intrigué par ce bruit insolite, pour la troisième fois il se hausse pour voir et écouter. Malheureusement, C ... n'a plus rien dans son fusil. Dérouté, il cherche hâtivement ses cartouches sans pouvoir en trouver une convenable, semble-t-il. Il est vrai que sa position n'est guère propice à un rechargement rapide !

Devant cette scène aussi cocasse qu'imprévue, nous avons du mal à contenir nos éclats de rire. Pensez donc ! Tirer à la cible sur un lièvre arrêté, qui s'escamote à chaque coup et en plus de cela qui semble narguer le chasseur, voilà qui n'est pas banal !

En fin de compte, ce sont nos chiens qui interrompent la plaisanterie dans laquelle l'oreillard avait bien failli laisser la peau. Excités par les coups de fusils, ils partent pour faire un petit brin de conduite à ce dernier, qu'ils viennent de discerner émergeant des chaumes. Surpris, celui-ci, détendant brusquement son grand corps souple, détale de toutes ses pattes, laissant tout confus et dépité derrière le chemin notre coéquipier qui s'apprêtait à lui envoyer, avec ses meilleures intentions ... une troisième bordée de grenaille.

Comme une mazette, à la manière de beaucoup de jeunes chasseurs enclins à commettre la faute de tirer accroupis sur une pièce venant à eux, C ... vient d'envoyer ses deux coups par-dessus la tête du capucin et n'en revient pas de sa maladresse.

R. MÉNISSIER.

Le Chasseur Français N°665 Juillet 1952 Page 396