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La truite albinos

et les lois de l'hérédité.

Les individus albinos existent dans bien des espèces animales. L'albinisme, on le sait, consiste en l'absence de couleur, notamment dans la peau, les cheveux et les poils, caractère souvent accompagné d'absence de couleur foncée dans les yeux, qui prennent une teinte rougeâtre.

Dans l'espèce humaine, l'enfant, l'adolescent albinos a un teint pâle et blafard, les cheveux et les sourcils d'un blond incolore, les yeux légèrement striés de rouge. On connaît des variétés albinos fixées chez le lapin, la souris, le cobaye ; le merle blanc lui-même, malgré sa rareté, est un cas d'albinisme particulièrement net. Mais ce que peu de pêcheurs savent, c'est qu'il existe en France une variété albinos de truites arc-en-ciel : leurs reproducteurs se trouvent en captivité à la pisciculture domaniale de Thonon sur les bords du lac Léman. Dans les bassins cimentés de cette pisciculture, on peut admirer l'évolution de poissons incolores avec des yeux rouges, assez semblables, à première vue et dans l'eau, soit à de gros poissons, non point rouges, mais décolorés, soit, plutôt, à des ides mélanotes ou orfes. Mais il s'agit bien de truites dont la race albinos a été créée, isolée et maintenue pure depuis 1925 par Kreitman.

Saluons ici la mémoire du conservateur des Eaux et Forêts Kreitman, mort en 1939, et qui, avec les professeurs Roule et Léger, fut le créateur en France de l'hydrobiologie appliquée. En 1924, Kreitman, ayant remarqué deux reproducteurs mâle et femelle de truites arc-en-ciel peu colorés et de teinte grisâtre, en fit la fécondation artificielle et obtint 925 alevins, dont 765 semblables aux parents, c'est-à-dire peu colorés et grisâtres, et 160 albinos, c'est-à-dire incolores et aux yeux rouges. Il recommença l'expérience en 1926 avec les mêmes reproducteurs et, sur 967 alevins vivants, il trouva 252 albinos, les autres alevins obtenus étant semblables aux parents. Les premiers alevins obtenus furent mis à part et, dès le début de leur maturation sexuelle, deux ans plus tard, produisirent 45 alevins tous albinos, sans présence aucune d'alevins ayant les caractères des ancêtres. La variété a donc été fixée dès la première génération et s'est, depuis 1925, maintenue intacte.

L'explication de ce phénomène est très facile lorsqu'on connaît les lois élémentaires de l'hérédité qui ont été formulées par Mendel et que le regretté professeur Cuénot a largement appliquées. Il nous faut au préalable donner quelques notions élémentaires sur ces lois de l'hérédité.

Tout individu, au moment de sa naissance biologique, c'est-à-dire au moment de la fécondation de l'œuf, a un patrimoine héréditaire double : l'un qui vient de la mère (noyau de l'œuf), l'autre qui vient du père (noyau du spermatozoïde). Si les deux patrimoines sont identiques, l'individu est dit de « race pure » ; s'ils ne se présentent pas tout à fait identiques, avec un ou deux facteurs différents, l'individu est de « race impure » ou « hybride ». Ainsi, si l'on croise deux lapins, l'un gris et l'autre angora, l'individu obtenu sera un hybride, et, si l'on croise deux lapins gris, l'individu obtenu sera de race pure, et, si l'on continue à croiser indéfiniment des individus de race identique, on obtient, par ce que les Anglais appellent l'inbreeding, une lignée pure.

Les lois de l'hérédité sont schématiquement les suivantes :

Loi de la dominance.

— On croit généralement que, lorsqu'on croise deux individus qui diffèrent par exemple par la présence ou l’absence d'une couleur, on obtient une sorte de mélange comme lorsqu'on additionne de l'eau et du vin ou une mosaïque comme une fleur panachée ; ce n'est pas tout à fait exact. Si l'on croise une souris colorée de race pure avec une souris albinos de race pure, tous les petits sont de la couleur de la souris colorée : il y a dominance du facteur couleur sur le facteur absence de couleur, lequel est dit dominé.

Disjonction des facteurs chez les hybrides.

— L'hybride obtenu qui, dans le cas des souris, est semblable à la souris colorée, mais qui est de race impure, a la moitié de ses spermatozoïdes qui reçoit le facteur couleur et l'autre moitié qui reçoit le facteur du blanc. Si l'on croise deux de ces hybrides, chaque œuf ou chaque spermatozoïde n'a plus qu'un seul facteur général simple : couleur ou absence de couleur, et le croisement de ces deux individus hybrides sur un nombre suffisant d'individus donnera toutes les combinaisons possibles, exactement comme si l'on jetait en l'air deux pièces de monnaie en même temps : tantôt on aurait deux côtés pile, tantôt deux côtés face, ou bien un côté pile et un côté face et, sur un nombre suffisant de fois, on aurait un rapport de N côtés pile, N côtés face et 2N pile et face.

Dès lors, on peut expliquer le phénomène de la production de la race de la truite albinos. Les deux reproducteurs grisâtres peu colorés qu'avait trouvés Kreitman étaient deux hybrides. Si on appelle C le caractère gris dominant et A le caractère albinos dominé, les deux reproducteurs peu colorés étaient des hybrides de formule C/A, le facteur C masquant le facteur A. Les reproducteurs normaux purs de truites de race colorée étant de formule CC, ces hybrides C/A, par leur croisement, pouvaient donner :

Le caractère présence de couleur étant dominant, cela nous donne, sur 4 sujets, 3 individus colorés, dont 2 de race impure C/A et 1 de race pure CC, et 1 albinos vrai de formule AA. C'est en effet sensiblement la proportion observée, soit 160 et 252 albinos pour 925 et 967 individus au total (1).

Le schéma ci-contre aidera à la compréhension de ces deux premières lois de Mendel qui sont à la base de l'étude de l'hérédité.

Les truites albinos ont-elles un intérêt pratique ? Il semble que non. On n'a pas essayé de les répandre dans la nature, où elles seraient moins bien protégées que les truites ordinaires, car leur couleur les ferait remarquer par leurs ennemis, et il semble qu'elles ne puissent faire que des variétés ornementales.

DELAPRADE.

(1) Dès lors, la reproduction artificielle entre mâles et femelles de formule AA, albinos vrais, ne peut plus donner que des produits albinos purs (inbreeding), constituant la lignée albinos pure que nous possédons, et qui est par conséquent fixée définitivement.

Le Chasseur Français N°665 Juillet 1952 Page 406