Un bien vilain nom, mais un crustacé fort savoureux !
Un jour que je rentrais de la pêche, plutôt chargé, par chance — à la mer,
ce n'est pas toujours fête, — une jeune dame amie m'accueillit avec joie
sur le seuil de son office. Tandis qu'elle s'affairait à son fourneau, cette
Parisienne en vacances, pour y préparer le court-bouillon propice, et que je
m'apprêtais à trier sur l'évier le contenu de ma hotte, elle s'enquit de mon
tableau de chasse :
— Des étrilles, quelques poupards et, au fond du « dossier »,
une araignée du tonnerre : deux pieds d'envergure ...
Un grand bruit de ferraille, un cri perçant :
abandonnant son feu et son fait-tout, la dame avait déjà bondi sur la table.
— Qu'est-ce qui vous prend ? Vous avez aperçu une
souris ?
— Non, sanglota la dame, d'une voix de fillette
apeurée. Pas une souris, c'est l'araignée ...
J'eus bien du mal à expliquer à cette innocente qu'homonymie
n'est pas ressemblance, que l'araignée de plafond, de placard ou de jardin — les
plus redoutées de nos campagnes et de nos compagnes — sont des arachnides
à huit pattes, alors que les araignées de mer, pourvues de dix pattes, puisque
ce sont des décapodes, se trouvent être en fait des crabes-pises, donc des
crustacés, et des plus fins. Toutes choses que le dictionnaire n'explique point
et que l'Académie feint d'ignorer. (Au fait, quand se décidera-t-on à admettre
sous la Coupole un « marin à pied » : la tradition veut qu'on y
élise, de temps à autre, quelque amiral chevronné, ayant bourlingué au loin,
mais la Vieille Dame aux habits verts semble avoir toujours fait fi des
bassiers.)
À peine rassurée, mon amie consentit enfin à examiner ma
prise. C'était une araignée par hasard ramassée dans mon pousseux et toute
pavoisée de mousse d'un vert salade, une sorte de grand crabe difforme, une maja
de belle taille pourtant et d'un appétissant aspect pour qui savait que le
dedans s'avère souvent meilleur que le dehors.
Au lieu de disposer, comme l'étrille et le dormeur, d'une
carapace en largeur, l'araignée présente un corps allongé, d'une forme presque
ovoïde, découpé en quatre bosses principales, dont l'antérieure constitue en
somme la tête. L'ensemble est hérissé de multiples épines et il vaut mieux
prendre en principe cet animal à la pincette qu'à la main. Mais c'est, au
demeurant, un crustacé bien plus inoffensif que l'étrille, le poupard et
surtout le homard, en raison de la faiblesse relative de ses pinces, encore
qu'il soit préférable de ne s'y pas trop frotter.
Ce crustacé des mers chaudes (paraît-il) se retrouve en
abondance sur les côtes de Bretagne, notamment dans le Finistère et les
Côtes-du-Nord. La Normandie en possède aussi, singulièrement la Manche et le
Calvados, mais c'est un fait certain que la qualité gastronomique de l'araignée
se développe au fur et à mesure qu'on pousse davantage vers l'ouest pour la
pêcher. Ainsi les majas de la baie de l'Orne et des rochers de Langrune
restent-elles aqueuses ou d'assez amère saveur, tandis que les araignées du Trégor,
par exemple, passent à bon droit pour un régal de gourmet.
La plupart du temps, l'araignée séjourne hors des lisières
de basse mer, en eau profonde, au large, mais souvent en eau claire. Il semble
en effet que la facilité avec laquelle les varechs, surtout les varechs verts,
lui « végètent dessus » permette à cet arthropode de se dissimuler
aisément n'importe où, par voie de camouflage naturel.
On prétend que l'araignée vient frayer à la côte dès la fin
de l'automne ou au début des premiers froids, sa ponte s'effectuant dans les
herbiers situés aux environs du zéro des cartes et parfois largement en deçà.
Ce n'est qu'après avoir assuré ainsi la reproduction de l'espèce que l'araignée
regagne ses hauts-fonds.
Ce crustacé se déplace plus souvent en colonies qu'à
l'unité, mais les passages se font presque toujours de nuit, semble-t-il. Pour
ma part, je n'ai jamais constaté de migrations en masse et, dans la plupart des
cas, c'est par hasard que j'ai péché une ou des araignées, en poussant la
bourraque dans des coins à bouquets et à anglettes.
Il existe toutefois un curieux mode de pêche de l'araignée
fort usité en Bretagne, région où la maja se montre la plus abondante, un
procédé renouvelé du « havenet boëtté », dont on se sert pour
capturer la crevette rouge dans certains trous de rochers, loin des points bas
du reflux.
L'appareil envisagé n'est au fond qu'une épuisette à plus
vaste rayon, aux dimensions adaptées à celles du gibier marin ici en cause. Si
le principe reste le même, l'exécution en demeure plus simple encore, à
condition toutefois qu'on puisse disposer d'une importante surface de filet.
Dans le cas considéré, le cercle de l'épuisette est
constitué par une vieille jante de vélo, tout bêtement. Tout au long de cette
jante, au préalable débarrassée des rayons de bicyclette, bien entendu, on
monte une corde de charge, en lin goudronné, sur laquelle on arrime un filet en
forme de sac, et non d'entonnoir, de manière à créer une sorte de poche d'une
profondeur toujours supérieure au diamètre de la jante.
L'instrument ainsi gréé, on tend de part et d'autre des bords
de la jante deux solides fils en croix et on amorce l'appareil au moyen de
débris de poisson, de crevettes ou de crabes mous, fixés au point
d'intersection des deux fils.
Il ne reste plus au pêcheur qu'à monter son épuisette comme
il le ferait d'une balance marine : quatre cordes de suspension
aboutissant à un filin lui-même assujetti à une gaule, à moins qu'on ne préfère
pêcher directement à la main (cette dernière méthode présente d'ailleurs à mon
sens de réels avantages, dans la mesure où le bassier perçoit plus
aisément les réactions des crustacés en train de « mordre »).
Lorsque le pêcheur a pu repérer, à proximité des côtes le
plus souvent, des trous rocheux parfois profonds, et surtout des couloirs où
gîte ou passe l'araignée, il lui suffit de s'armer de patience (et de son
épuisette de grande taille) pour réaliser des pêches très abondantes.
Dès que le bassier perçoit une touche caractéristique, qui
indique que l'araignée a commencé à se sustenter, il imprime un coup sec à sa
balance. Ce mouvement a pour effet de précipiter au fond du filet l'araignée
trop gourmande. En halant aussitôt l'appareil pour le sortir du trou, on a
toutes chances de pouvoir verser directement dans la hotte de pêche une très
belle pièce, car les majas ainsi capturées ne sont jamais de petite dimension.
En quelques heures, un bassier averti peut facilement
remplir d'araignées un panier mannequin profond et, presque toujours,
d'araignées parfaitement pleines et de haut goût.
Est-il utile d'ajouter que l'araignée se fait cuire au
court-bouillon, exactement comme les dormeurs et les étrilles, et se consomme
de même manière ? C'est un mets de très fine qualité, de chair presque
aussi savoureuse que le homard, et d'une « farce » meilleure encore
que celle du tourteau.
De telles perspectives gastronomiques méritent bien le peu
de peine que l'on pourra prendre à dérayonner une vieille roue, dénichée dans
un grenier, voire dans un dépôt de ferrailles, et à tisser (ou acheter) un
filet à mailles de 12, dans les conditions naguère ici même exposées.
Maurice-Ch. RENARD.
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