Sur un ton fort aimable, un lecteur du Chasseur
Français m'a reproché de négliger l'escrime, sport magnifique qui, sur le
plan international, vaut à la France plus de satisfactions que beaucoup
d'autres. L'observation est judicieuse. Notre excuse ? Le chroniqueur
choisit les sujets d'intérêt général, susceptibles de retenir l'attention d'un
large public. Même dans les quotidiens et périodiques spécialisés, l'escrime
n'a pas la place qui, légitimement, lui serait due. Elle est classée parmi les
sports d'élite qui n'attirent pas les foules.
Par sports d'élite, nous entendons les sports qui ne peuvent
être pratiqués par tous, soit qu'ils réclament de ceux qui s'y livrent des
qualités exceptionnelles, soit que leur exercice soit interdit aux jeunes gens
peu favorisés par la fortune.
En remontant un peu dans le passé, on classerait parmi ces
sports « élégants » le golf, le polo, le ski alpin, le tennis. Ces
deux derniers ont quelque peu changé de caractère. Les grands tournois de
tennis font recette ; les stations thermales et climatiques les inscrivent
traditionnellement au programme des attractions offertes à leur clientèle.
Elles invitent, en les défrayant de façon fort généreuse, les champions qui,
sollicités de toutes parts, ne savent plus où donner de la raquette et tournent
de palace en palace du 1er janvier à la Saint-Sylvestre. Quant
au ski, s'il ne peut contraindre les spectateurs à passer au guichet, il est
soutenu par les stations hivernales et par les fabricants d'équipements. Si
l'on ne considère que les résultats purement sportifs, l'évolution n'a pas été
favorable en France.
L'escrime, elle, a conservé toute sa pureté. Elle a le
privilège d'être authentiquement nationale, alors que les autres sports, quand
ils ne nous viennent pas de la Grèce, sont d'origine étrangère, même si on leur
découvre chez nous de lointains ancêtres.
Le noble sport des armes est bien français ou, si l'on
préfère, latin. Son histoire est dominée par la rivalité ardente qui ne cesse
d'opposer les tireurs de France et d'Italie, fleuret ou épée en main. Le sabre,
plus rude, est dominé par les Hongrois.
Malgré la vogue des sports populaires, l'escrime n'a jamais
été délaissée en France. Merveilleusement adaptée à notre tempérament, elle
conserve ses fervents ; ses salles sont fréquentées par la jeunesse et ses
manifestations sont suivies par de nombreux connaisseurs. Il semble même que
son succès est croissant, après une période de stabilisation, sinon d'éclipse.
Cette désaffectation, toute relative, dont a souffert
l'escrime était due pour une part à la suppression du duel. Le code de
l'honneur n'impose plus aux hommes d'aujourd'hui de venger les insultes sur le
pré, alors que, naguère, après de menus incidents cartes et témoins étaient
échangés. Dans la plupart des cas, les rencontres se terminaient par des
piqûres anodines. Il n'en restait pas moins que les adversaires, pour ne pas se
montrer ridicules, devaient savoir tenir une épée. Ainsi, tous les membres
d'une certaine société fréquentaient-ils les salles d'armes. La pratique de
l'escrime, pour les adolescents, était presque aussi courante que celle du
piano pour les jeunes filles.
Le duel chassé des mœurs, un autre facteur devait
restreindre le nombre des escrimeurs. Sans être le monopole des favorisés de la
fortune, l'escrime impose à ceux qui la pratiquent des dépenses assez élevées.
Il leur faut prendre des leçons. Autant qu'un sport, le maniement du fleuret
est un art subtil que, par le jeu des « positions », on pourrait
comparer à la danse. Aucun don inné n'y saurait remplacer une science
méthodiquement apprise.
Cependant l'escrime était d'essence trop française, sa vertu
éducative était si grande qu'elle était d'avance préservée d'une décadence
profonde. Ses premiers mainteneurs ont été les maîtres, civils et militaires,
qui ont conservé les traditions de notre école et continué un métier — on
pourrait dire un sacerdoce — qui leur apportait plus de satisfactions
intimes que de profit.
Ces maîtres ont formé des champions, des vainqueurs
olympiques quand ils ne prenaient pas eux-mêmes les premières places des
tournois internationaux. En sport, les champions sont nécessaires. Une moyenne
d'ensemble élevée frappe moins les esprits que les victoires d'un personnage
exceptionnel. Le champion est un merveilleux instrument de propagande. Nous ne
dresserons pas un palmarès de nos prix d'excellence. Qu'il nous suffise de
rappeler les exploits d'un Lucien Gaudin, incomparable virtuose ;
l'éclosion subite et presque miraculeuse d'un Christian d'Oriola.
Grâce à eux et à combien d'autres, l'escrime française a
conservé son prestige. Dans le monde entier, nos maîtres sont appelés à
enseigner leur méthode. Des pays sont conquis à des luttes de souplesse,
d'élégance, de finesse et de loyauté : l'Amérique latine, l'Égypte, les
pays Scandinaves. Les États-Unis sont intéressés et se mettent sur les rangs.
Ainsi nous nous créons nous-mêmes des rivaux en transmettant
les secrets de nos victoires. Récemment, une équipe suédoise réalisait une
surprise en dominant l'une des nôtres. Réjouissons-nous de voir le champ de nos
adversaires s'étendre. À la longue, la confrontation des escrimeurs italiens et
français risquait de devenir monotone. Chaque nation apporte son tempérament,
son caractère, son humeur.
Sport d'élite par essence, l'escrime offre aux profanes
eux-mêmes un spectacle passionnant. Elle attire des assistances nombreuses et
vibrantes, quoiqu'un cadre trop vaste lui soit interdit : à distance, le
jeu rapide du fer, les touches rapides et légères sont imperceptibles.
Cependant des critiques ont été émises, et beaucoup
désireraient qu'au système actuel des tournois par poule soit substitué le mode
de l'élimination directe. Sommairement, indiquons en quoi consistent ces deux
procédés. Dans les tournois par poule, tous les concurrents sont opposés les
uns aux autres tour à tour. Le vainqueur est celui qui remporte le plus grand
nombre de victoires. Si l'on choisit l'élimination directe, les vaincus se
trouvent éliminés dès le premier échec. Ceux qui restent en lice sont opposés
en tête à tête par voie de tirage au sort. D'élimination en élimination, on
parvient aux demi-finales, puis à la finale. Les verdicts sont brutaux,
péremptoires, fertiles en surprises, les meilleurs pouvant subir une
défaillance. En gros, l'élimination directe peut être comparée, en football, à
la coupe ; la poule, au championnat.
Ce qu'on reproche à cette dernière, en apparence plus
équitable, c'est d'imposer aux acteurs et au public des séances fastidieuses et
harassantes. Que de tournois commencés au début de l'après-midi se poursuivent
encore après les douze coups de minuit ! Les spectateurs somnolent quand
ils ne sont pas partis ; les concurrents luttent contre les crampes et ont
les nerfs à vif. En outre, des combinaisons sont possibles. Un garçon sans
grande ambition personnelle peut se laisser toucher sans opposition sérieuse
par un camarade de salle ou, s'il s'agit d'une rencontre internationale, par un
compatriote. Au contraire, il lancera toutes ses réserves dans la bataille
quand il sera en face du représentant d'une salle rivale, d'un autre pays.
Nous ne trancherons pas le débat. Nous nous avouons
incompétent pour conclure. Sans doute aussi n'existe-t-il pas, en escrime comme
en tout autre domaine, de règlement parfait. Que la controverse soit née,
qu'elle soit menée ardemment, cela prouve que l'escrime française est bien
vivante. Plus qu'hier et moins que demain, sans doute, elle attire et retient
des fervents qui ne conçoivent pas exercice plus attachant et plus noble.
Recommandée dès la prime jeunesse, elle peut être pratiquée encore par des
hommes au déclin de l'âge. Elle se plie à l'adresse, à la grâce féminines. Elle
mérite d'être aimée et servie comme un art utile et courtois. Nous remercions
celui qui nous a suggéré de parler d'elle.
Jean BUZANÇAIS.
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