Les annales de la mer sont d'une richesse inépuisable. Mais,
parmi les aventures marines, les longues navigations solitaires ont toujours
soulevé un vif intérêt auprès du public. On connaît les voyages de Slocum,
Alain Gerbault, Marin Marie, Bernicot ... et tant d'autres. Mais le voyage
de Bernard Gilboy est à peu près totalement oublié. Il est vrai que l'affaire
remonte à 1882.
Gilboy est un Américain de San Francisco. Sa science
nautique se borne à des parties de canotage dans la baie qui abrite le port. Tourmenté
par les horizons lointains, il décide de prendre la mer seul à bord d'un
voilier et de se rendre en Australie sans relâcher. Il s'embarque à bord d'un
petit schooner de 6 mètres de longueur, 2 mètres de largeur et 0m,83
de profondeur : le Pacific. Les deux mâts prennent leur emplanture
dans des caissons étanches, pour que l'eau ne puisse pénétrer dans le bateau en
cas de rupture de l'étambrai. Pendant deux semaines, il entasse des rechanges
et des vivres pour quatre mois. Le 17 août 1882, il largue ses amarres
sous les hourras de la foule.
Le Pacific était donc gréé en schooner : foc,
misaine, grand'voile, avec une voile aurique supplémentaire pouvant servir de
voile de cape ou de bonnette. Et Gilboy organise sa vie à bord. Quand il se
repose, il jette son ancre flottante du côté du vent, amène foc et misaine,
borde la grand'voile et amarre la barre au milieu. Ainsi, le bateau dérive et
l'ancre flottante tient l'étrave debout à la lame. Les premiers jours, il
croise des vapeurs, et Gilboy, pour éviter un abordage nocturne, veille à la
barre et attend l'aube pour dormir. D'ordinaire, il lui faut une demi-heure
pour prendre la position de repos et à peu près le même temps pour être paré à
refaire route. Il ne trouve l'alizé qu'au début de la troisième semaine, sans
avoir eu trop à souffrir des vents variables. Un jour, il est réveillé par un
choc brutal. Le bateau a touché une énorme tortue qui ne disparaît qu'après
avoir été chassée à coups de fouine. Quelques heures plus tard, le bateau
reçoit un choc plus violent encore contre une épave qui flotte entre deux eaux ;
la quille racle, mais le bateau passe. Pas d'avarie. Les jours s'écoulent et le
journal de bord, qu'il publiera plus tard, note les événements marquants de la
croisière. Rencontre d'un troupeau de baleines. Puis des marsouins. Gilboy
harponne des bonites, mais il a oublié d'embarquer le sel, et il doit rejeter à
la mer ce qu'il ne peut consommer le jour même. Le courant l'a dérivé vers
l'est. Mais une bonne brise Est-Sud-Est lui permet de rattraper le temps perdu.
Les poissons volants qui tombent à bord la nuit sont une excellente aubaine,
car il commence à s'inquiéter du long chemin qui lui reste à parcourir et il
réduit à deux le nombre de ses repas. Il fait l'inventaire de ses provisions :
75 livres de pain en boîtes soudées, 360 litres d'eau et les autres denrées
dans les mêmes proportions. Les restrictions s'imposent, car Gilboy est à
environ 200 milles dans le nord des Touamotous. Le 15 novembre, une voile
est en vue dans le sud. C'est le trois-mâts-goélette Tropicvance venant
de Tahiti et faisant route vers San Francisco. Gilboy en profite pour se faire
confirmer sa position et il accepte une provision de fruits frais. Le 13, il
double le 180e méridien et il soustrait un jour à son calendrier. Le
ciel est nuageux, l'alizé frais, la mer grosse. Soudain, une lame déferle sur l'arrière.
Gilboy manœuvre en vain pour l'éviter, et le bateau chavire pendant que le
capitaine barbote. En nageant, il réussit à quitter son long ciré et, après une
heure d'efforts acharnés, il parvient à redresser le bateau. La cale est pleine
d'eau. Il établit une ancre flottante et commence à vider la cale, ce qui
nécessite un long travail épuisant. Puis il fait le bilan des pertes :
compas emporté, majeure partie des provisions gâtées par l'eau de mer, grand
mât et voile perdus, gouvernail disparu ... et il se met courageusement au
travail pour réparer les avaries. Il monte un aviron de queue et essaye de
faire route, mais le bateau est déséquilibré. Gilboy envergue sa bonnette sur
sa deuxième rame, qu'il plante en tape-cul. Ce morceau de toile se révèle
extrêmement utile aussi bien pour faire route qu'en panne. Plus tard, un
espadon se jette sur le flanc du bateau et traverse la coque avec son épée.
L'eau jaillit dans la cale, et Gilboy aveugle la voie d'eau avec de l'étoupe.
Le 24 décembre, il double l'île de Fern. Il est encore à 1.200 milles des
côtes d'Australie. Le pain est fini. Les provisions s'épuisent. Il met le cap
sur la Nouvelle-Calédonie, mais un vent du nord constant l'oblige à renoncer à
l'escale de Nouméa. La ligne de loch se prend dans le récif et casse. Le voilà
sans aucun moyen de contrôler la route parcourue. À partir du 6 janvier,
il ne peut donner sa position. De temps en temps, il s'empare d'un oiseau et
s'en fait une soupe. Mais ses forces diminuent. Il met plus souvent en panne.
Un jour, il perd son aviron de queue et il doit installer un gouvernail en
utilisant les portes du caisson arrière. Le 21 janvier, il est affamé. Il
gratte les grosses bernacles attachées à la carène et les mâche sans les
avaler. Quelques poissons volants l'empêchent de mourir de faim. Le bateau
navigue sans être gouverné. De temps en temps, Gilboy corrige la position des
voiles. Il se sent de plus en plus faible. Le 29, il cesse d'écrire son journal
de bord, et il laisse le bateau naviguer au gré des vents et des courants. Il
médite longuement sur son triste sort, affalé sur le pont, complètement épuisé.
Dans un effort, il lève encore la tête, et alors le miracle se produit :
devant lui, à une huitaine de milles, une voile court entre le sud et l'ouest.
L'espoir lui donne de nouvelles forces et il change de cap pour couper la route
au navire. Il agite son pavillon au bout d'une gaffe, mais sans résultat. Il
amène le pic et y fixe son pavillon. La voile passe droit devant le Pacific,
et Gilboy commence à désespérer quand il la voit tout à coup virer de bord.
Trois heures plus tard, il est hissé à bord au bout d'un filin. Le bateau
sauveteur est le schooner Alfred-Vittery. Gilboy y reçoit un accueil
réconfortant et tous les passagers lui témoignent une vive sympathie. Il débarque
à Maryborough et, ébranlé, doit y suivre un régime sévère. Il éprouve alors le
besoin de bavarder sans cesse bien que chaque parole lui occasionnât des
douleurs atroces dans la tête et dans les poumons. Enfin, le 9 avril, il
s'embarque pour la Nouvelle Galles du Sud, avec l'intention d'y exhiber le Pacific,
car la curiosité de toute l'Australie est particulièrement excitée par son
aventure marine et ses péripéties dramatiques. Il est devenu célèbre. Les
foules défilent devant le petit Pacific bien fatigué.
Ainsi se termine l'histoire de ce navigateur oublié qui,
quarante ans avant Alain Gerbault, affrontait courageusement, en solitaire,
l'immensité océane.
A. PIERRE.
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