Si, parmi les Arts du Feu, celui du fer occupe la première
place dès la plus haute antiquité, il n'en demeure pas moins que son étude
moderne reste l'apanage de spécialistes de très grande classe, et à ce titre
fort rare.
La raison en est avant tout, pour ces âges pré et proto-historiques,
la rareté des documents parvenus jusqu'à nos jours, car la majorité écrasante
en fut rongée par la rouille. Également, il faut considérer qu'avant de
connaître le travail de la forge ses praticiens n'utilisaient que le « fer
natif ». Celui-ci était si rare qu'il servait de pièces ornementales à des
bijoux de métaux précieux. Une autre explication en est encore que le fer natif
est inoxydable, tandis que le fer forgé se rouille et se désagrège à moins de
tomber en poudre.
Les archéologues estiment même que les villes rasées par les
envahisseurs le furent non par barbarie sadiquement destructive, mais pour
pouvoir récupérer les métaux de bronze et de fer ayant servi dans la
construction des édifices. Pratiquement on ne trouve que barres ou grilles et
on ne peut parler de véritable art du ferronnier.
Quand débute le moyen âge, le fer forgé commence également à
paraître. Bien entendu on l'utilise à des fins religieuses, lutrins et
flamberges surtout, mais aussi comme desservant architectural pour les
peintures des portails, grilles, gonds, paumelles, verrous, etc. Les vantaux de
Notre-Dame de Paris expliquent comment ces artisans procédaient en partant
d'une barre rougie au feu de bois et écrasée au marteau, puis divisée en « branches
et brins » que l'on contournait et enroulait, mincissait, étranglait et
liait en nœuds de fer.
Cet art ferronnier passe par son apogée au XIIIe
siècle, et, quand saint Louis poursuit ses croisades, l'abbaye d'Ourscamp
s'enrichit de deux grilles formant panneau que l'on considère comme le
chef-d'œuvre majeur en la matière.
Mais les maîtres forgerons d'art (comme la terminologie
moderne les nommerait) cèdent la place aux ferronniers-serruriers. On devra à
ceux-ci les crémaillères richement ouvrées pour les âtres ainsi que les
majestueux landiers précurseurs des chenets futurs, avec tous les accessoires
usuels d'un feu servant à rôtir les mets en festins, agapes et franches lipées
des longues veillées en manoirs et castels.
Toutefois, l'évolution va se poursuivre : l'artisan
travaillant isolément le fer va s'orienter vers la pièce très richement
décorée, et l'on verra des serrures en fer découpé et ciselé à fenestrage de
style architectural rappelant en toute franchise l'art des bâtisseurs de
cathédrales. À son côté, d'autres artisans vont se grouper en véritables
ateliers préludant la petite industrie des maîtres de forge pour les grosses
pièces. Celles-ci ne sont plus alors forgées, mais battues, et les rivets se
substituent aux embrasses.
C'est seulement muni de marteaux et ciseaux, sans autre
outil, que ces premiers ferronniers travaillent et oeuvrent. Ils font de
parfaites serrures, fonctionnant encore sans heurt, six cents ans après, mais
aussi des cadenas, coffrets et heurtoirs de portail. Quant aux clefs, qui
méritent à elles seules de figurer dans des collections, elles ne voient
adopter le fer que vers l'époque de Mérovée, sinon même Théodoric ou Chilpéric
(Ve siècle). Ces clefs sont extraordinaires par leurs formes
esthétiques, mais aussi par toute la science de la fermeture contournant les
difficultés de s'insérer aux travers de dessins ou des reliefs ouvragés des
serrures.
Avec Charlemagne, l'influence de Byzance se dessine
nettement sous l'expression des tracés extérieurs : pendant que la palme
de l'anneau supplante en importance tout le reste ouvrant, le panneton lui-même
s'amenuise et se simplifie.
À partir de la fin des dix premiers siècles, et jusqu'à
saint Louis, le décor de la clef cherche sa voie et l'on délaisse le fer au
profit du bronze, en même temps que l'anneau s'amenuise en des formes
géométriques fort diverses.
Puis l'influence de l'art militaire se fait sentir et la
clef ferrée paraît avec tête à antennes spiralées. À la fin du XIIIe
siècle, des ordonnances proscrivent alors tous autres usages de métaux que le
fer. Son monopole va aboutir à son apothéose. Toutes les clefs datant du XIVe
siècle seront forgées avec des décors ogivaux rappelant ceux des cathédrales :
rosaces, chapiteaux et trèfles. Le paneton est surabondamment denté et
rectangulaire.
Puis c'est la fin du moyen âge et la survenance de la
Renaissance. En clefs comme en serrures, ou tous autres arts relevant du feu et
du fer, le décor ciselé ou gravé va paraître. Exactement comme dans les armes
et armures, mais en se pliant à cette destination utilitaire. La grande
innovation sera le décor en couronne parallèlement aux formes aimables et
variées.
Puis la clef suivra encore le style architectural ou
mobilier.
À côté des serrures et clefs, on ne doit pas oublier la
présence de riches et merveilleux heurtoirs et « racloirs » plus
anciens, constitués d'une barre de fer forgé torsadée à chaud et mise en
cercle. L'idée fondamentale du heurtoir provient d'un simple marteau pendu à
demeure par son bout de manche ... C'est cependant de cette forme initiale
et rudimentaire que naîtront ces battants véritablement sculptés dans la masse
en forme de grotesques, personnages, animaux, monstres et mascarons. Certains
d'entre eux sont gigantesques, car ils proviennent des portes de grands
châteaux ou de cités. Ils marquaient alors la richesse de l’ensemble par leur
magnificence.
Héraldiquement plus curieuses encore sont les targettes aux
noms issus de ces petits boucliers, ou targes, qui recevaient en général des
emblèmes royaux : salamandre, hermine, cygne, porc-épic, etc., etc.
Enfin les coffrets représentent encore de fort belles œuvres
d'art, surtout ceux de la pré-Renaissance, ayant conservé le décor ogival
médiéval.
Certes, les siècles postérieurs à la Renaissance connurent
de splendides réalisations, mais ce n'est plus celles de l'apogée : on s'y
soucie beaucoup plus du rôle utilitaire, celui de la fermeture, et c'est
logique.
De toutes ces réalisations serrurières des maîtres
ferronniers médiévaux et renaissants, il reste beaucoup de pièces et documents.
Des collectionneurs ont recherché avec patience de belles pièces et on ne
saurait passer sous silence des noms comme ceux de Le Secq des Tournelles ou de
Mazis. Tous deux ont fait dons aux collections d'État de leurs richesses. Elles
sont restées malheureusement trop longtemps ignorées du grand public et il a
fallu les prodigieux efforts très récents d'archéologues comme Noël de la Houssaye,
André Frank, Hubert Gillet et Georges Millement pour leur donner droit de cité
dans les cénacles d'art et d'histoire.
Cette véritable croisade d'expansion culturelle
archéologique a du reste porté ses fruits : brassant l'ensemble de tous
les arts du fer, c'est-à-dire englobant la ferronnerie mobilière et
architecturale (grilles, enseignes, balcons, rampes, etc.), une société des
amis des ferronnerie et serrurerie vient de se fonder pour faire aimer ces
vestiges du passé, documenter les novices et faciliter les échanges entre
collectionneurs privés, au besoin faire des dons aux musées nationaux de pièces
présentant un intérêt documentaire ou historique certain.
Janine CACCIAGUERRA,
de l'École des Chartes.
|