Un événement sensationnel venait de s'inscrire dans les
annales de la Terre. Soumise depuis des siècles de millénaires aux lois
immuables qui régissent l'ordonnance des mondes célestes, poursuivant une route
sans histoire sur les routes glacées du firmament, tel était jusqu'à ce matin
le destin de notre globe. Et voici qu'en un jour d'effrayante mémoire
l'admirable ordonnance des mouvements fit place à une étrange fantaisie. Les
saisons ne répondirent plus à l'appel des astronomes, les flux et reflux des
marées déjouèrent les calculs antérieurs, la longueur des jours et des nuits se
mit à varier dans des proportions considérables. En ces premiers instants de
folie planétaire, un crépuscule attardé descendit sur notre pays au terme d'une
journée inexplicablement fraîche. Et, quand, la nuit venue, des regards avertis
cherchèrent au fond du ciel les astres familiers, ils découvrirent avec stupeur
que l'étoile polaire avait dérivé dans l'espace sans pourtant que la forme
générale des constellations en fût changée.
Deux jours plus tard, le « Centre international
d'astronomie » tentait de souligner la portée de l'événement. « Par
suite d'une cause qui reste à préciser, déclarait-il, la Terre a basculé sur
son axe. Le pôle paraît avoir émigré de la banquise arctique vers l'intérieur
de la Suède. Des compléments d'information seront apportés dans un proche
avenir. » Et quinze jours plus tard l'hypothèse suivante était émise,
sinon admise : « Le déplacement de l'axe de rotation de la Terre
aurait sa cause dans une rupture d'équilibre née de l'amoncellement croissant
des glaces dans la zone antarctique de notre globe. »
Fiction que tout ceci, pensez-vous ! Aujourd'hui,
peut-être, mais demain ! ...
Chaque année qui passe paraît à première vue, en effet,
charger les calottes polaires d'un poids de glace sans cesse accru. Mais, si la
région polaire arctique est occupée par un océan dont les masses glaciaires
doivent être relativement peu importantes, il n'en est pas de même du continent
antarctique où les neiges accumulées voient s'accroître leur masse. C'est
justement de cet excédent que l'on redoute un mouvement de bascule avec
déplacement de l'axe des pôles aux incalculables conséquences.
La moins inquiétante de ces dernières serait sans doute
l'adoption d'une rotation du nouvel axe qui amènerait, par exemple, le pôle
nord sur la Suède ou la Norvège. On conçoit aisément la situation critique dans
laquelle se trouverait alors notre pays. La banquise viendrait mourir aux
rivages de la mer du Nord, aux frontières de la France. De grands icebergs,
avec leur cargaison d'ours blancs, défileraient au long de nos côtes pour
fondre au large des côtes d'Afrique, promues au rang de région tempérée.
Saurait-on s'en étonner si l'on se rappelle que notre pays a connu pareille
situation il y a vingt ou trente millénaires ?
Dans le temps où s'effectuerait le passage de l'ancienne
rotation à la nouvelle, la Terre serait le jouet de phénomènes aussi étranges
que regrettables. Les marées n'arriveraient plus aux heures fixées, les
crépuscules et les aurores ne répondraient plus aux calculs, et l'étoile
polaire ne serait plus dans le ciel qu'une étoile sans signification. Ce serait
encore pour notre pays, désormais traversé par la ligne du Cercle polaire, tour
à tour les courtes journées d'hiver qu'éclairerait pour quelques heures un
soleil pâli ou les crépuscules attardés dans les nuits claires de l'Arctique.
Mais le Sahara, fécondé de nouveau par les pluies,
renaîtrait de sa torpeur millénaire et retrouverait la fertilité qu'il connut
très certainement en des époques révolues.
Cependant l'aventure pourrait être bien plus tragique. Au
lieu d'adopter tout de suite, sans trop de heurts, un nouvel axe de rotation,
la Terre pourrait présenter une série de mouvements analogues à ceux que
présente une toupie en fin de course, contre quoi nous serions sans pouvoir et
qui nous mènerait Dieu sait où ... À tout le moins ce désordre planétaire
rendrait vaine toute prévision, et, là encore, les jours et les nuits, les
saisons, les marées relèveraient de la plus mystérieuse des fantaisies.
Mais, sans doute, dédaigneux de pareilles éventualités, en
souhaiteriez-vous une troisième ! La voici. Elle est simple.
Freinée peu à peu par les incessantes secousses nées de la
rupture d'équilibre, la Terre se stabiliserait enfin, toute rotation disparue à
jamais. Elle présenterait alors deux hémisphères aux conditions physiques
diamétralement opposées. L'un d'eux, éternellement tourné vers le Soleil,
verrait sa température s'élever en certains points à + 80°, + 90° ;
température à laquelle les océans seraient en perpétuelle ébullition, tandis
que l'autre hémisphère, plongé dans les ténèbres sans fin, connaîtrait le grand
froid des espaces et subirait des températures de — 150°, — 200°, où
toute vie, exception faite d'une vie microbienne, ne saurait trouver asile.
Pourtant, à la limite des deux zones, aux confins de la lumière et de la nuit,
de la combustion intégrale ou de la congélation interplanétaire s'étendrait un no
man's land où l'humanité réfugiée trouverait des conditions acceptables à
sa survie. Triste destin cependant pour l'orgueilleuse race des Homo Sapiens
qui prétendaient régir la matière et asservir la Terre à son caprice !
Et je vous vois rêveur, le regard perdu dans l'azur
indifférent, vers la nature frémissante en cette belle journée, quêtant une
réponse à votre muette question : « Quand cela sera-t-il ? »
« Demain, peut-être » ont déjà répondu certains. Plus optimiste dans
le destin de notre vieille planète, je vous dirai : « Non, la Terre
ne basculera pas. » Pour cela militent plusieurs raisons, dont la première
paraît être que, loin de se refroidir, notre globe semble au contraire
actuellement se réchauffer et que les preuves affluent des quatre coins de la
planète.
Admettons au pis aller que ce réchauffement n'est
qu'apparent et que le poids des glaces va réellement chaque jour
s'appesantissant sur les calottes polaires. La moindre chiquenaude peut, dans
ce cas, détruire l'équilibre précaire auquel nous sommes parvenus et entraîner
un des accidents envisagés plus haut. Cette chiquenaude, la Terre l'a reçue à
plusieurs reprises pour la grande tranquillité de l'humanité présente. Il y a
quelques milliers d'années, un globe monstrueux s'effondrait en Amérique et
marquait son sol d'un stigmate ineffaçable : un immense cratère était né,
le « Meteor Crater », vaste excavation de 1.250 mètres de largeur et
de 180 mètres de profondeur. Proche de nous, c'est en 1908 et en 1937 que
d'autres fragments de planète éclatée vinrent, dans leur marche aveugle, couper
la route de la Terre. Dans une gerbe de feu de 20 kilomètres de hauteur, les
deux bolides balayèrent la surface du terrain avant de s'enfoncer dans la terre
glacée des immensités sibériennes heureusement désertes. Des troupeaux de
rennes anéantis, quelques dizaines de millions d'arbres sectionnés, 200
cratères crevant la surface, tel fut le bilan de l'arrivée de ces bolides qui
aurait pu être catastrophique. Hormis cette dernière considération demeure
pourtant le « choc » qui, lors de chaque incursion, aurait dû favoriser
et parachever dans un désastre l'instabilité prétendue de notre globe. Il n'en
a rien été. Sagement notre planète a continué sa route, inclinée sur son axe
selon un angle invarié.
À moins d'un choc titanesque, de la percussion de notre
globe par un bolide aveugle, accouru du fond des espaces et vaste comme
plusieurs départements français, en face duquel notre destin d'êtres pensants
et de vivants ne pèserait pas grand'chose, il semble bien que nous n'ayons à
redouter aucune surprise désagréable. Elle se poursuivra sans histoire, la
marche d'un globe qui déroule dans les immensités sans couleur et sans voix du
ciel le carrousel de ses mers et de ses montagnes, de ses joies et de ses
souffrances, et qui demeurera encore, pour d'innombrables millénaires, la « Terre
des Hommes ».
Pierre GAUROY.
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