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Solidarité

(À Pierrette Magne et ses oiseaux.)

— Vous préparerez votre sac pour demain.

— On monte ?

— Oui.

Mon patron n'est pas loquace ; il faut tout lui arracher. Monter, je sais ce que cela veux dire, c'est aller à son laboratoire du Pic (le Pic du Midi). Au bout de cinq minutes de monosyllabes, j'ai appris que nous passerions par Arrimoula et deux heures de face nord ; oh ! de tout repos. Perdez toute espérance, varappeurs, le pic est à ... moutons — en été. Bref, sept heures de marche, une promenade de vieux de la montagne.

Le lendemain, l'autobus nous déposait sur le chemin d'Arrimoula et la balade commençait. Silencieuse, cela va sans dire ; quelle conversation peut-on avoir avec un homme qui ne dit rien ? Pas même le plaisir d'une bonne dispute : il ne répond pas. À l'heure où j'écris ces lignes, il revient du Soudan et doit être en ce moment sur l'Etna (que Vulcain le protège !). Ce qu'il me racontera de son voyage durera au moins deux minutes. Enfin, je parlais tout seul et me racontais des histoires ; le grand silence des montagnes seulement troublé par le bruit de nos souliers et bâtons ferrés sur les cailloux.

Le soleil est déjà haut lorsque je sors de mon sac un maigre casse-croûte (nous sommes en 1944). Lui exhibe un superbe melon qu'il coupe en deux.

— D'où sortez-vous ça ? dis-je en savourant la moitié qu'il me donne.

— Marché noir, grogne-t-il entre ses dents.

En repartant, je sors ma pipe :

— Tiens, vous fumez aujourd'hui ?

— Marché noir, répondis-je, le Pic vaut bien un paquet de tabac.

Et nous continuons à grimper, lui en silence, moi soliloquant.

Au col d'Aouet, un spectacle de la nature nous arrête. Dans le fond du val où paissent en été des chevaux en liberté, un petit poulain est étendu sur le sol, malade sans doute, car malgré la distance, on le voit remuer un peu. Trois chevaux l'entourent, le reniflent ; l'un d'eux — probablement la mère — doucement de son sabot tente de le faire lever. Les deux autres semblent approuver de la tête et s'écartent lorsque la mère en fait le tour. C'est attendrissant de douceur.

— Une consultation médicale, dis-je à mon patron.

— Oh ! bien mieux que ça, répondit-il.

Quelques heures plus tard, du sommet du Pic, j'observais avec une forte lunette mon poulain malade. Il était debout et ne bougeait pas, mais presque tous les chevaux (une vingtaine) étaient autour de lui comme pour le protéger du froid de la nuit qui allait arriver.

Mais j'oublie le principal sujet de mon histoire. Bien avant le col d'Aouet, nous avions déjeuné sur le bord du lac de l'Œil, petit laquet à demi envahi par les herbes, et mon patron, qui ne peut voir un lac de montagne sans y tremper son derrière, avait fait quelques brasses dans cette eau glacée des 2 000. Je grelottais rien que de le voir entièrement nu dans la nature et je me demande dans quel type humain l'École anthropobiologique pourrait classer cet étrange personnage.

Mais, si l'eau était froide, le soleil était aveuglant et des nuées de moustiques nous harcelaient.

— Tiens ! une hirondelle ... deux, dis-je, étonné. Que viennent-elles faire ici ?

Je les suivis du regard, mais elles disparurent rapidement. Moins de dix minutes après, regardant dans le vide sans penser à rien, je vis soudain un nuage d'oiseaux fondre sur nous. En quelques secondes, nous fûmes envahis par une nuée d'hirondelles : au moins deux cents. Alors le spectacle fut ahurissant, impossible de suivre quoi que ce soit dans cet énorme tourbillon silencieux d'oiseaux en chasse. Nous ne bougions pas, n'ayant pas assez d'yeux pour voir ces étranges petites bêtes dans leur ronde insensée virevolter avec une précision mathématique sans jamais nous heurter, rasant ma pipe ou le crâne luisant de mon patron, puis, fonçant sur le lac qui nous rafraîchissait les pieds, de leurs becs y tracer un fin sillon sur l'eau tranquille ?

Cela dura bien cinq minutes, puis, d'un seul coup, tout disparut à une folle allure derrière les rochers. De mouches et moustiques, il ne restait absolument rien.

— Qu'en dites-vous, monsieur ? dis-je en rompant le silence.

— Peuh ! dit-il en faisant la moue, les humains auraient fait mieux.

— Comment ?

— Les deux premiers auraient tout pris pour le vendre au marché noir.

Il ne parle pas beaucoup, mon patron.

P. DE BERNADE.

Le Chasseur Français N°665 Juillet 1952 Page 444