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Images du passé

Cyrano de Bergerac et Fanfan la Tulipe

Il est certains types, réels ou imaginaires, de l'histoire, que les auteurs dramatiques ou cinématographiques ont aimé mettre sur scène ou à l'écran après leur avoir fait subir des transformations plus ou moins importantes, mais qui, en général, ont défiguré totalement les personnages. Parmi ceux-ci, Cyrano de Bergerac, qui a vécu au XVIIe siècle, et Fanfan la Tulipe, créé par un chansonnier, sont parmi les plus populaires actuellement; c'est pourquoi il nous semble curieux, de remettre au point d'après des sources autorisées, les faits présentés au public sous une forme très attrayante, certes, mais par trop « romancée ».

Savinien de Cyrano, en dépit des allégations d'Edmond Rostand, était né à Paris, en 1619 ; il grandit sans doute non sur les bords de la Garonne, mais près de ceux de l'Yvette non loin de Chevreuse, dans le petit fief de Bergerac dont son père était seigneur. Il fit ses études au collège de Beauvais, où il reçut, suivant l'usage du temps, force raclées ; il en conserva, cela va sans dire, un très mauvais souvenir et ridiculisa, par la suite, son maître Jean Grangier. Il était encore écolier et apprenait les rudiments de la grammaire lorsque la pièce de Clarisse fut représentée ; il ne put donc y assister et encore moins y causer un esclandre, comme le veulent ses panégyristes mal informés.

Assez rapidement, Cyrano devint un homme de lettres. Son physique, toujours mal réalisé par les acteurs, est bizarre ; un érudit écrit à ce sujet : « Sa grosse tête à peu près sans cheveux, ses yeux perdus dans les sourcils, le nez très long, les jambes minces comme des fuseaux, un accoutrement de malandrin, la boue aux souliers, le voilà. » Mais une particularité le distingue surtout : son nez. Non pas en pied de marmite, comme celui dont s'était orné Coquelin et, à sa suite, ses imitateurs, mais un nez laid, osseux, crochu, comme le note fort pertinemment Émile Magne, le grand spécialiste du grand siècle. En dépit de ses traits accusés, Cyrano avait la beauté de l'intelligence, celle de la grandeur d'âme aussi. Car cet homme, qui vivait dans le désordre, recherchait l'héroïsme.

Brave, il l'était, et jusqu'à la témérité et, ici, le portrait d'E. Rostand est en partie exact. À vingt ans, il entra dans la compagnie des Gardes ; il se battit au siège d'Arras, ailleurs encore. Il fut aussi un redoutable bretteur. Émile Magne a conté plaisamment l'aventure de son ami le chevalier de Lignières. Un soir, celui-ci étant à la taverne, apprit qu'un de ses ennemis avaient posté quelques spadassins pour l'étriller vertement. Lignières était seul, mais Cyrano, tout de suite, lui proposa de le raccompagner. Non loin de la tour de Nesles, à la sinistre renommée, des hommes guettaient. Cyrano, très calme, arma ses pistolets, tandis que le malheureux Lignières, blême de peur, était soutenu par deux camarades compatissants. Bergerac, s'adressant aux hommes de main, leur cria : « Vous voilà donc, marauds ! Eh ! ne savez-vous pas qu'à ces heures muettes j'ordonne à toutes choses de se taire, hormis à ma renommée ? Ne savez-vous pas que mon épée est faite d'une branche des ciseaux d'Atropos ? Ne savez-vous pas que, si j'entre, c'est par la brèche ; si je sors, c'est du combat ; si je monte, c'est dans un trône ; si je descends, c'est sur le pré ; si je couche, c'est un homme par terre ... Choisissez vous-mêmes le genre de votre supplice, mais dépêchez-vous, car votre heure est venue ! » Puis, après avoir, à la manière d'un héros antique, apostrophé ses ennemis, il fonça comme un boulet, déchargeant ses armes à feu pendant que les blessés hurlaient ; Cyrano dégaina et, flamberge au poing, abattit comme des châteaux de cartes les bandits à la solde du comte de Guiche. Au bout de quelques minutes, neuf d'entre eux mordaient la poussière. Les autres jugèrent plus prudent de s'éloigner. L'aventure eut un énorme retentissement ; le héros d'E. Rostand avait mis en fuite cent assassins ; il y gagna le surnom, bien mérité, d' « Intrépide ».

Duelliste enragé, Cyrano était également fort sensuel, aimant tous les plaisirs de la vie, les femmes et la bonne chère. Bref, pour employer le style du grand siècle, c'était un libertin. Toutefois, contrairement aux poètes grotesques, ses contemporains, il ne recherchait pas la crapule, ne prenait point plaisir à se vautrer dans les mauvaises mœurs ; sa vie était, certes, irrégulière, mais il n'était, malgré tout, pas en marge de la société, à la vérité assez libre, de son temps.

Mais il y a deux hommes en Cyrano de Bergerac, gentilhomme parisien. S'il fut le mécréant, le débauché stigmatisé par certains de ses contemporains, il fut également un être délicat, sensible, et un de nos bons auteurs français.

C'est aussi, en quelque sorte, un précurseur dans le domaine de la littérature scientifique ; on ne peut certes le comparer à Jules Verne, cependant certains passages des Voyages de la Lune et du Soleil nous offrent des mentions extrêmement curieuses d'inventions considérées alors comme des utopies, mais qui furent réalisées par la suite.

André Beaunier écrit au sujet de ces livres : « Il y a de l'absurdité dans ses écrits, dans son Voyage de la Lune, dans son Histoire comique de la lune et du soleil ; beaucoup d'absurdité, mais de la poésie, de la pensée même. On lui a comparé Voltaire comme auteur de Micromégas ; on lui a comparé Swift. » Ces sortes de contes de Cyrano font penser à Gulliver et à bien d'autres satires antérieures ou postérieures au XVIIe siècle.

Afin de monter dans les astres, Cyrano invente une véritable machine aérienne, une sorte de boîte très légère qui s'élève dans les airs aspirée par le soleil ; notre auteur utilise aussi le même principe avec des fioles pleines de rosée qui, attachées à sa ceinture, lui permettent de réaliser — du moins sur le papier — un exploit extraordinaire.

Un passage de son Voyage dans la Lune prouve, d'autre part, que le héros d'Edmond Rostand a prévu le phonographe. Cyrano rapporte que, sur cette planète, un génie local lui remit des objets assez étranges : « À l'ouverture de la boîte, ajoute-t-il, je trouvai un je ne sais quoi de métal presque semblable à nos horloges, plein de je ne sais quels petits ressorts et de machines imperceptibles.

» C'est un livre à la vérité, mais c'est un livre miraculeux, qui n'a ni feuillets, ni caractères ; enfin, c'est un livre où, pour apprendre, les yeux sont inutiles ; on n'a besoin que des oreilles.

» Quand quelqu'un souhaite donc lire, il bande avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs cette machine ; puis il tourne l'aiguille sur le chapitre qu'il désire écouter et, en même temps, il en sort, comme de la bouche d'un homme ou d'un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent entre les Lunaires à l'expression du langage. »

Suivant P. Brun, qui a dédié à Cyrano une thèse fort documentée, celui-ci a pu prendre son idée dans une sorte d'entrefilet publié en avril 1632 par le Courrier, véritable petit magazine anecdotique, où nous lisons : « L'explorateur a pris terre en un pays où la nature a fourni aux hommes de certaines éponges qui retiennent le son et la voix articulée ... Ils parlent de près à quelques-unes de ces éponges, puis les envoient à leurs amis, qui, les ayant reçues ... en font sortir tout ce qu'il y avait dedans de paroles. »

On a voulu voir dans les esprits vitaux imaginés par le génie créateur de l'écrivain burlesque les ancêtres des microbes, c'est une erreur; mais il faut reconnaître que Cyrano de Bergerac a exprimé des idées très en avance sur son temps sur le mouvement de la terre, l'immobilité du soleil et les taches de celui-ci. Il ne fut pas, à proprement parler, un auteur scientifique, mais il fut, à sa manière, un précurseur.

Nous venons d'examiner, à très grands traits, la véritable physionomie de celui que l'on a voulu faire passer pour un bravache ridicule et un homme de lettres à l'imagination déréglée.

En réalité, il fut tout autre chose. Homme de guerre, il finit par se vouer uniquement au culte des lettres ; dramaturge, il a produit quelques scènes comiques ou tragiques d'une grande valeur ; romancier hardi, sa quasi-divination a ouvert la route à d'autres qui, plus heureux que lui, ont attachés leurs noms à leurs oeuvres. Poète, il a, comme tous les « libertins » de son époque, admiré la nature qui était pour lui plus qu'un décor inanimé ; il a donné généreusement, sans restriction, à tous les êtres, même les plus humbles, « une âme et une voix chargées de répandre, en halo de sourdine, leur pensée vivante. »

Il peut paraître quelque peu téméraire de joindre Fanfan la Tulipe à l'écrivain du XVIIe siècle, mais tous deux n'ont-ils pas fini, en quelque sorte, par incarner dans l'imagination populaire la bravoure française ?

Le pittoresque personnage de Fanfan la Tulipe est l'oeuvre de l'excellent chansonnier Émile Debraux, bien ignoré de nos jours. Debraux était né dans un petit village de la Meuse, à Ancerville, en 1796. Il fut le Béranger des petites gens, l'auteur de Lisette étant celui des bourgeois instruits et voltairiens. De son origine lorraine, Debraux avait hérité un ardent patriotisme, qu'il sut traduire, non sans art ni habileté, dans ses vers. Le premier Empire lui inspira quelques couplets très bien venus, mais c'est surtout celui-ci qui lui fit connaître un immense succès :

quand j'entendis la mitraille,
comm' je r'grettais mes foyers !
mais quand j'vis à la bataille
marcher nos vieux grenadiers :
un instant, nous sommes toujours ensemble,
ventrebleu ! me dis-je alors tout bas.
Allons, mon enfant,
mon p'tit Fanfan,
vite au pas !
qu'on n'dis' pas
que tu trembles !
en avant
Fanfan
la Tulipe,
oui, mill' noms d'un' pipe,
en avant !

Écrite probablement dans une « goguette » du temps, la chansonnette eut rapidement une vogue inouïe ; depuis, on en a conservé le souvenir jusqu'à nos jours, mais on a trop souvent oublié l'auteur. Fanfan la Tulipe est une création de Debraux, ce n'est pas une œuvre de soldats, mais l'émule de Béranger qui avait dû entendre, à la veillée, les récits des vieux braves d'autrefois, avait su parfaitement et lestement croquer ce type bien français de troupier partant pour la guerre la chanson aux lèvres ...

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°665 Juillet 1952 Page 446