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Le fusil chaud

La promptitude dans le tir est un gage de réussite ; ce précepte garde sa valeur dans presque toutes les conditions de chasse et de présentation du gibier. Un chasseur sportif ne tire pas un lièvre ou un lapin arrêté, ni un oiseau branché ou posé à terre, bien qu'il soit quelquefois des circonstances atténuantes et excepté, bien entendu, les chasses spéciales, comme celle des canards à la hutte. En général, on tire le gibier en mouvement. Lièvres, lapins et sangliers offrent presque toujours une cible fuyante que le chasseur ne peut apercevoir que pendant un instant très court, quelques secondes et souvent une fraction de seconde seulement. Le vol rapide des gibiers oiseaux ne permet pas un temps de réflexion plus grand, soit qu'un obstacle naturel les escamote, soit que leur vitesse les mette hors d'atteinte des plombs peu de distance après le point d'envol. Dans le cas de tir sur gibier arrêté, l'avantage, certain, ne doit pas être exagéré ; car souvent, au moment où le doigt presse la gâchette, l'oiseau s'envole ou l'animal bondit. Il convient donc, dans tous les cas, de tirer avec promptitude.

Mais, plus qu'en tout autre domaine, le vieux principe populaire doit s'appliquer ici : vitesse et précipitation ne sont pas synonymes. Mon excellent confrère R. Duez l'a souvent expliqué en disséquant dans ces colonnes la technique du tir. La précipitation, geste désordonné de la part des chasseurs, épargne bien plus de gibier que n'en sauvent les gardes-chasse ; elle est presque toujours à la base des accidents. La vitesse du tir implique l'équilibre et l'harmonie de tous les sens que met en œuvre en même temps le geste : la vue, l'ouïe, l'appréciation des distances, l'angle de direction, l'instant précis de la pression du doigt composent instinctivement l'adresse. Mais le chasseur équilibré n'est pas seulement bon tireur ; le fusil est trop dangereux pour que celui qui le manie ne soit préoccupé que d'abattre un gibier. Les chiens, les compagnons de chasse, un paysan derrière une haie ne sont pas à l'abri de la gerbe de plombs, même bien dirigée, si, avant de lâcher son coup, le tireur ne s'est pas assuré que son angle de tir était libre. Or, au moment du départ du gibier, il est souvent trop tard pour se poser la question de prudence ; dans la plupart des cas, il est certain que la résoudre en cet instant équivaut à laisser s'escamoter la cible. C'est donc avant, tout en quêtant, que le chasseur, à tout instant, doit se poser cette question : où se trouve mon chien, mes compagnons ? Y a-t-il quelqu'un derrière cette haie ou ce champ de maïs ? Et que celui qui chasse seul ne se croit pas immunisé contre ce permanent danger qu'offrent terrains accidentés, boqueteaux et hautes cultures.

Car on peut être bon tireur tout en étant un dangereux fusil, qualifié par l'expression de fusil chaud.

Le fusil chaud est celui qui lance son coup dès qu'il voit un gibier sans qu'il ait résolu la question préalable : en cet instant, puis-je tirer dans cette direction ? Le fusil lent est celui qui se pose et résout le problème au moment où le gibier part ; il est alors souvent trop tard. Le fusil froid ne se laisse surprendre par rien ; il a toujours tout prévu à l'avance, son tir n'est pas forcément sûr, mais il est calme et le devient souvent.

Appartenir à l'une des trois catégories est, certes, affaire de tempérament ; en limitant les deux extrêmes, nerveux et lymphatiques laissent entre eux la place à bien des types de chasseurs ; mais ceux-ci se rattachent en gros à l'une des trois espèces. Or le tempérament s'éduque et l'expérience est le meilleur des professeurs. C'est dire que les fusils chauds, hormis quelques nerveux invétérés qui n'acquièrent rien avec l'âge, se rencontrent surtout chez les jeunes chasseurs. L'insouciance et l'ardeur du désir sont le propre de la jeunesse. Allez donc prêcher la prudence à qui n'a pas vu de dangers ! Allez donc freiner le désir quand il n'est pas encore satisfait, exacerbé par le besoin de possession ! On ne peut reprocher aux jeunes débutants l'impétuosité, qualité de leur âge ; ils tardent rarement, d'ailleurs, à se calmer ; une ou deux émotions, fatalement, s'en chargent. Rapidement, beaucoup deviennent fusils froids, sans que cela améliore leur tir, car leurs réflexes neufs font souvent d'excellents tireurs des jeunes ; mais ils deviennent plus prudents, plus calmes et moins dangereux. Par contre, rarement parmi eux on rencontre des fusils lents. Ces derniers sont surtout des rêveurs, des blasés de gibier pour lesquels le plaisir de tirer cède le pas au plaisir de chasser, ce qui n'est pas la même chose. Un jeune, à moins qu'il soit doté d'un tempérament anormal, est toujours prompt au tir et l'émotion, qui pourrait dérégler son geste, est compensée en général par des réflexes bien équilibrés ; mais si, souvent, il tire bien, il côtoie bien des fois l'imprudence. C'est plus tard, quand le sens du danger a maîtrisé son impulsion, que son tir peut s'en ressentir selon les réactions de son tempérament ou la façon dont il l'éduque. Beaucoup d'entre nous peuvent le constater d'après leur expérience personnelle et je puis faire, quant à moi, le bilan d'une évolution que je ne crois pas être exceptionnelle chez beaucoup de petits tireurs. J'entends par ces derniers ceux qui ne tirent qu'à la chasse ; ceux qui pratiquent le ball-trap ou le tir aux pigeons acquièrent forcément une maîtrise différente.

Ayant commencé à chasser quand j'avais dix-sept ans — il y a donc trente-sept ans, hélas ! — je suis passé par les trois états précités. Si je crois être fusil froid, j'ai été fusil lent à certaines périodes, après avoir subi soit une dépression nerveuse ou maladie, soit un temps d'inaction prolongée par le fait de la guerre. Mais je fus tout d'abord fusil chaud et, quand j'étais dans cet état, je laissais peu de chances au gibier ; si bien des chiens ou des paysans en ont eu davantage, je constate aujourd'hui la bienveillance du hasard si souvent favorable aux jeunes : audaces fortuna juvat ! Je ne puis penser sans frémir à tout le plomb qui, lancé à travers les maïs et les haies, s'est écarté miraculeusement de laboureurs ou de bergères, qui me disaient innocemment bonjour lorsque je parvenais derrière pour ramasser grive, caille ou perdreau. Certes, ceux-ci tombaient plus souvent qu'aujourd'hui sans que je me préoccupasse de la longueur ou de la pente de ma crosse, qui maintenant me donnent du souci ; c'est pourtant sans regret que j'ai, depuis, laissé filer sans les tirer des gibiers de toutes les sortes quand, fusil lent, j'ai réfléchi trop longuement ou, fusil froid, je me suis abstenu par prudence. Si mes tableaux en ont pâti, je n'ai plus connu l'obsession que m'a laissée le souvenir d'un perdreau pourtant bellement tué.

Je me trouvais sur un coteau, au bord d'une pente boisée, ne connaissant pas la région ; tournant le dos à cette pente, je surveillais la quête de mon chien qui paraissait sentir des cailles dans un chaume, lorsqu'un perdreau partit à froid, presque derrière mes talons. Au vrombissement subit de ses ailes, j'exécutai un demi-tour et tirai à travers les chênes en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Le perdreau, foudroyé, n'avait pas parcouru dix mètres ; mais, au lieu de courir pour aller le chercher, je tombai à genoux, saisi d'horreur, terrifié : je n'étais pas sur le bord d'un vallon, mais d'un petit ravin étroit dont la pente opposée me faisait face à quelques mètres et juste devant moi, exactement dans l'axe de mon tir, gisait une fillette au milieu de quelques moutons ! Je n'osais ni crier, ni parler, ni bouger ; ou plutôt je ne le pouvais, muet, cloué sur place. Cela n'avait duré que deux ou trois secondes, beaucoup trop pour un tel cauchemar, quand la fillette se leva. Le coup de feu l'avait sans doute réveillée, mais on eût dit qu'elle avait voulu finir quelque rêve ; elle parut recenser ses moutons et, souriante, elle me dit :

— C'est un lapin que vous avez tué ?

O l'innocente enfant qui ne s'est pas doutée qu'elle devait sa vie sauve à sa sieste ! Je crois qu'assise elle aurait reçu des plombs dans la tête.

Beaucoup plus tard, dans la garrigue des Corbières, devant un boqueteau de chênes verts, je m'arrêtai soudain, intrigué par un animal qui se livrait à des exercices bizarres. Je mis mon chien au down et je vis à travers le feuillage, à trente mètres dans le bois, un renard s'agriffant à un arbre, puis s'asseyant au pied, recommençant sa gymnastique, comme s'il voulait s'emparer de quelque chose sur le tronc ; peut-être quelque nid se trouvait sur les branches basses. À contre-jour et gêné par les branches, je le distinguais mal ; mais il n'est pas de chiens errants dans la garrigue, je n'en connaissais pas à robe fauve aux alentours et les renards sur pied se rencontraient souvent en chasse. Or, je ne sais pourquoi, je voulais voir sa queue et, malgré mes efforts, je ne pouvais l'apercevoir. Enfin, lassé, je mis en joue, calculant, pour atteindre la tête, de tirer au moment qu'il se dresserait de nouveau contre l'arbre.

C'est juste à cet instant que, remettant son képi sur sa tête, ce renard m'apparut nettement sous l'aspect d'un gendarme en tenue de toile d'été.

— Vous feriez mieux de ramasser des champignons que de poursuivre les perdreaux, me cria-t-il. Il y en a partout ce matin.

Il en avait un plein panier.

— Et vous, vous feriez bien de les ramasser à cheval ! lui répondis-je.

Mais il n'a pas compris que, si j'avais eu dix ans de moins, il me faisait finir mes jours au bagne.

Et la maréchaussée ne s'est jamais doutée du danger que court un gendarme quand il cueille des champignons, sous bois et en tenue d'été !

GARRIGOU.

Le Chasseur Français N°666 Août 1952 Page 454