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Souvenirs de chasse en Haute-Loire

Une belle journée de septembre s'annonce ; les premiers rayons du soleil qui émerge à peine à l'est dorent le sommet des collines environnantes, tandis qu'une nappe de brouillard stagne en contre-bas dans la profonde vallée de l'Allier.

Dans le matin frais — nous sommes à près de 1.000 mètres d'altitude — l'équipe, fusil à la bretelle, cartouchière sur le ventre et gibecière au flanc, prend un départ moins que discret. Nos braves toutous, ivres d'espoir, font une musique endiablée, où domine par moment le hurlement profond de Miraut, chien courant. Tant pis pour les voisins ! Il est vrai que le petit village est matinal, et rares sont ceux que Morphée retient encore dans leurs draps.

L'équipe ! Quatre hommes dissemblables, mais dont une commune passion pour la chasse a solidement cimenté l'amitié. Émile, revenu à la terre après un long séjour dans une petite ville méridionale où il débita vermouth, pastis et autres spiritueux aux coloris divers. Il en a ramené quelques rhumatismes et un estomac un peu surmené. Alphonse, dont la S. N. C. F. apprécie les services, tant elle est bonne fille ; il manifeste un penchant assez vif pour la purée septembrale. Moi-même, Parisien d'adoption depuis de nombreux lustres, qui retourne religieusement chaque année me retremper dans l'atmosphère natale. Enfin, notre aîné à tous — car tous trois sommes quinquagénaires depuis ... disons peu de temps — M. D ..., Méridional fin et courtois, félibre à ses heures, et dont les ans n'ont point altéré la foncière gaieté, ni l'accent où chantent toutes les cigales de Provence.

Certes, une longue expérience ne nous a laissé que peu d'espoir de réaliser des prouesses. Nous sommes sur une chasse communale où le gibier est rare : sa recherche n'en a que plus de prix. Et d'ailleurs le tableau est au second plan de nos soucis ; ce qui nous importe, c'est la perspective d'une bonne journée de plein air, à la fin de laquelle nous aurons peut-être tout de même, dans le sac, un oreillard ou deux, quelques cailles ou perdreaux.

La petite troupe est rapidement en action, dès la sortie du village ; les chiens, un peu fous, quêtent trop vite : il faut bien laisser fuser ce trop-plein d'ardeur. Le calme leur reviendra rapidement, car en début de saison ils ont encore le pied tendre et sensible aux aspérités du terrain. Nous battons méthodiquement chaumes, champs de pommes de terre, trèfles, luzernes, haies, talus.

Ah ! attention, Dick frétille de toute sa courte queue devant un tertre herbeux couronné d'un vaste fourré de buissons d'aubépine et de ronces. Rapidement, nous cernons la buissonnée, trop haute pour que chacun de nous puisse en surveiller tous les abords, et, le cœur battant, nous observons le chien qui pénètre dans la broussaille. Des aboiements rageurs : rien ne sort. De l'avis d'Émile, expert indiscuté, il s'agit sûrement d'un levraut qui se défile devant le chien et n'ose, peu confiant dans ses jarrets encore juvéniles, prendre dans le découvert un départ qu'il juge périlleux. Mais Dick ne se laisse pas berner longtemps : il a dû souffler au postère de l'oreillard, qui jaillit dans les jambes d'Émile. Son choix du point de sortie est franchement mauvais ; Émile, le meilleur fusil des quatre, laisse allonger le déboulé, son 12 tonne, et le capucin, après une cabriole magistrale, gigote désespérément sur place. « Un beau, de l'année, et un mâle. Il pèse dans les 7 livres », déclare posément Émile, qui lui presse sur le ventre pour le rite de la dernière goutte. « Tiens, ajoute-t-il en s'adressant à moi, mets-le dans ton sac. Moi, je porte les bouteilles, et il réchaufferait le pinard. » Devant cet argument-massue, je suis bien obligé de m'exécuter, tandis que mon interlocuteur esquisse un sourire bien malicieux. Je sais d'ailleurs que tout à l'heure, lorsqu'il me verra peiner — ou tout au moins en avoir l'apparence, car je lui rendrai bien sa malice, — il prendra mon carnier en sus du sien. Ce que j'accepterai sans vergogne, car, outre le manque d'entraînement classique du citadin, je conserve dans une jambe quelques bouts de ferraille que, du temps de ma jeunesse, un artilleur allemand m'expédia méchamment aux environs de Verdun.

L'exploration continue. Plus loin, dans la vallée, à travers un rideau d'arbres, jaillit une compagnie de perdreaux que des collègues ont levée dans la plaine. Un peu surpris, je tire, et au second coup un oiseau dégringole et rebondit sur le sol dans un éparpillement de plumes. J'ai évité la bredouille.

À flanc de vallée, des champs en terrasses, séparés de murettes de pierres sèches couvertes de buissons, les chiens donnent de la voix, et j'aperçois, à une quarantaine de mètres au-dessous, un beau levraut qui débouche sur les bottes d'Alphonse. Spectateur bien placé, je m'apprête à savourer le film. Le Nemrod ajuste, en plein découvert, et pan ! et pan ! Affolé par le fracas, le lièvre, qui n'a pas le moindre mal, force l'allure et ne tarde pas à disparaître dans les lointains. Alphonse arrache sa casquette, la jette à terre, trépigne et clame contre le destin maléfique, d'autant plus fort qu'il se sent plus à blâmer. Je lui lance d'un ton faussement consolateur : « Il n était vraiment pas commode à tirer. » Mon client ne s'y méprend pas et se tait, tandis qu'Émile ajoute, résolument rosse : « Tu sais bien qu'il a l'habitude de ces coups-là. »

Las ! je n'ai pas le temps de me réjouir. Dick lance encore et un second levraut — de la même portée sans doute — se coule hors des buissons et fonce à découvert sur moi. Je le laisse passer et, me retournant, lui expédie à 20 mètres un coup de 7 inefficace, et un second coup de 5 non moins inefficace. Le lièvre disparaît derrière un monticule ; il grimpe et va aller bousculer M. D ... Je m'époumone à lui crier : « À vous ! A vous ! » Pan ! pan ! Cette fois, la bestiole ne doit pas y avoir coupé. Je me hâte et vois venir à ma rencontre M. D ..., un bon sourire sur son visage épanoui. « Il était si petit, me dit-il, que j'ai tiré à côté ! » Tiré à côté ! Exprès ou pas exprès ? Notre ami ne précise pas, se réservant ainsi le bénéfice du doute.

Lentement, nos deux acolytes nous rejoignent, et leur mine longue nous fait éclater d'un rire qu'ils ne tardent pas à partager.

« Allons, fait Émile, il est l'heure du casse-croûte. J'en connais, ajoute-t-il en nous coulant un regard de biais, qui se tiendront mieux à table que tout à l'heure. » Il a parfaitement raison, nous nous sentons tous une pointe d'appétit.

Le choix de l'emplacement donne lieu à des discussions que l'on force par jeu. Au soleil ? Il fera trop chaud. À l'ombre ! La rosée n'est pas encore levée, et les rhumatismes d'Émile ont un frisson. Mais, par-dessus tout, il faut s'installer à un poste. Là-dessus, Émile et Alphonse sont intraitables. Qui sait ! des voisins peuvent lever un capucin qui viendra aveuglément se jeter en travers du festin, et bien entendu les armes devront rester à portée de la main.

Depuis plus de trente ans que je chasse dans le pays, je n'ai jamais ouï que pareille aubaine fût survenue à qui que ce soit. Ça ne fait rien, mes compagnons ont la foi robuste, et notre ironie facile s'émousse au roc de leur résolution.

Tirées des sacs, les provisions sont étalées sur une serviette en guise de nappe : saucisson, viande froide, œufs durs, fromage, fruits. Sans oublier les bouteilles d'aramon, dont quelques-unes de qualité. M. D ... est fin connaisseur et fin fournisseur. Alphonse suit les flacons d'un œil vivement intéressé, tandis qu'Émile les range pieusement sous une touffe d'herbe humide. Nous aimons bien boire frais.

Mais voilà que Dick — toujours lui — ne vient pas rejoindre ses collègues, allongées, toute langue dehors. Il quête à 30 mètres de nous. Il y a un capucin pas loin. Nous nous levons, sauf Émile dont l'estomac est peut-être plus exigeant, et qui a de tout temps manifesté un tantinet d'esprit de contradiction. « Nous le trouverons tout à l'heure, déclare-t-il d'un ton détaché tandis que nous vibrons. — Rappelle donc ton chien, lui dis-je. Il va lancer. — Pas de danger », réplique-t-il, doucement buté. Il rappelle tout de même Dick, qui rejoint sans joie.

Comme c'est bon, cet instant de détente où, après la première fringale apaisée, on fait la critique des opérations, truffée d'hypothèses et de suppositions. « Si tu avais fait ceci ... — Et toi, si tu étais resté à ta place ... — Tu aurais dû ... » Ça, c'est le dialogue Émile-Alphonse, qui n'arrêtent pas de se chipoter, comme tous bons compagnons inséparables. Le ton s'échauffe amicalement, et les répliques volent. Chacun des deux évoque de vieux souvenirs qui ne sont pas à la gloire du partenaire. M. D ... et moi, ravis, car nous les avons sournoisement attisés par des remarques apparemment innocentes, savourons ces joutes oratoires.

Et, soudain, une fanfare éclate. Dick, qui n'avait fait qu'une fausse rentrée, est reparti en douceur se dégourdir les pattes sur la piste qu'il avait dû lâcher à contre-cœur. Chemin faisant, il a mis le nez sur un splendide bouquin gîté à vingt pas de nous, lequel maintenant détale à longues foulées ironiques, le chien à ses trousses.

Émile, jusqu'alors triomphateur incontesté de la journée, perd instantanément la face. Mais le gaillard a de l'estomac, et, sous le déluge de vociférations dont nous forçons la note en toute cordialité, il conserve un visage impassible et ne cherche à invoquer nulle excuse. Il sent d'ailleurs très bien que son cas est pendable, mais ne nous donnera pas la satisfaction de le voir tomber dans la mauvaise foi et les arguments spécieux.

Nous n'avons jamais été aussi heureux.

Marc PIOL.

Le Chasseur Français N°666 Août 1952 Page 457