La modestie naturelle des baigneurs et autres estivants leur
conseille de borner leurs ambitions aux crabes jaunes et aux crevettes grises,
de si peu éclatantes couleurs.
La conquête du bouquet, ou crevette rouge, celle de l'anglette,
portune ou étrille, leur semblent en tout cas infiniment moins accessibles. Ce
en quoi leur réserve se teinte d'un instinct fort sûr. Il est vrai que le
nombre des crustacés de sable, crabets et sautelicots, demeure dix fois plus important,
toutes choses égales d'ailleurs, que celui des crustacés de roche, pour
d'égales surfaces de pêche.
Dans ces conditions, j'en viens à me demander si je ne vais
point effaroucher mes fidèles lecteurs (merci, monsieur René Chouillet, de
votre aimable lettre comme de vos précieux encouragements) en leur proposant de
venir pêcher avec moi le homard, empereur des mers, alors que le crabe anglais
et le bouquet leur paraissent déjà d'une chasse si malaisée !
Et pourtant, réserve faite de sa rareté, il n'est guère plus
difficile de capturer un homard qu'une étrille.
Cette rareté s'aggrave malheureusement jour après jour :
la plupart des secteurs homardiers des côtes de France, ceux qui « découvrent »
par marées de nouvelle lune, se sont appauvris, rien que depuis cinquante ans,
dans la proportion de 10 à 1, du fait du mazout, de l'empressement excessif des
bassiers aussi, mais également de la pullulation des pieuvres et des casiers
professionnels.
Au début de ce siècle même, la pêche du homard au casier
conservait un caractère artisanal. On sait qu'un casier est une sorte de nasse
d'osier en forme de piège à rats, à ouverture verticale. Or, depuis l'autre
guerre, ce mode de pêche, qui alimente la plupart de nos poissonneries, a
rapidement atteint le stade industriel. Mais ce développement des casiers n'a
pas empêché le mazout, qui souille à demeure tant de nos plateaux rocheux et la
flore sous-marine qui s'y étale, de rester l'un des principaux responsables de
la disparition progressive des homards — comme des autres crustacés de
choix.
Malgré la rigueur de ces ennemis conjurés, il subsiste
pourtant des homards sur presque toutes les côtes granitiques ou calcaires de
notre pays, notamment en Bretagne — le véritable paradis de la pince — et
en Normandie. La preuve, c'est que les professionnels continuent à en prendre.
Alors, pourquoi l'amateur ne les imiterait-il pas ?
Pourquoi, du moins, ne tenterait-il pas de les imiter ?
Le jeu en vaut la peine, car, si le bassier risque davantage ici de revenir
bredouille qu'en pourchassant l'étrille ou le bouquet, il sera souvent
récompensé de son obstination par l'importance de ses prises éventuelles :
une marée — deux heures de pêche — rapportera généralement une livre
de bouquet, ou deux d'étrilles, dans d'assez favorables hypothèses ; or il
arrivera qu'un homard de trois livres pourra être le prix (unitaire) des
efforts du pêcheur, quand il ne lui aura pas été donné de faire coup double, ou
triple, avec ou sans congre à la clé — je rappelle, par parenthèse, que,
dans la plupart des cas, chaque trou à homard comporte également un congre,
parfois de forte taille.
Avant de partir en campagne, à pied sec, ou presque, bien
entendu, il convient de connaître les modes de l'habitat du homard, d'une part,
les méthodes appropriées à sa capture, d'autre part.
Premier point, des plus importants : le homard ne se
promène pas en eau libre, sauf s'il quête sa nourriture. Le plus souvent, et
c'est toujours le cas s'il est à sec, il vit dans une sorte de tanière, à la
manière du lion, ce roi des déserts. Mais ce gîte, toujours rocheux, est
constitué de diverses manières, et conditionne le mode de pêche à employer.
En général, le trou à homard est horizontal. C'est une
cavité plus ou moins profonde, d'un diamètre à peine double de celui du
crustacé et parfois de bien plus d'un mètre de long. Creusée à la base d'une
assise de falaise calcaire ou taraudée par le temps dans des blocs de granit,
l'origine d'une telle cavité reste obscure — autant que ses entrailles,
dirait un farceur. S'agissant, dans la première hypothèse, d'une matière friable,
on a pu supposer sans déraison que des trous de cette sorte furent creusés — et,
si l'on peut dire, aménagés — par des générations successives de homards.
Dans le granit, il ne saurait évidemment être question que d'orifices naturels,
par bouleversements géologiques ou érosions.
Il arrive aussi, mais cela reste bien plus rare, que le
homard s'abrite sous des amoncellements de blocs rocheux, pour peu qu'il puisse
y entrer ou en sortir, ce qui se présente surtout dans les régions granitiques,
et jamais, à ma connaissance, dans des zones de pierre calcaire.
Certains bassiers ingénieux ont même eu l'astuce, pour
s'éviter la recherche préalable des trous, de disposer artificiellement de
semblables chaos de granit, d'un équilibre mesuré, de manière à y attirer,
d'une année pour l'autre, des homards et, singulièrement, des homardes à la
recherche d'un logement vacant. À condition que ces espèces d'igloos soient construits
aux limites extrêmes des basses eaux, dans des régions riches en crustacés de
qualité, pourvues d'algues et de crevettes rouges, dont il semble que le homard
soit friand, il n'existe point de raisons valables pour que ces gîtes-appâts ne
finissent par être adoptés par quelque beau décapode.
Le premier devoir du bassier en chasse consistera à repérer
les trous à homard, assuré qu'il est qu'une cavité de cette sorte ne cesse de
servir d'abri au cardinal des mers, d'une marée, ou d'une saison, voire d'une
année pour l'autre. Je connais, pour ma part, des trous où les homards
fréquentent ainsi depuis plus d'un demi-siècle, d'après ma seule expérience.
Mais de telles anfractuosités ne contiennent pas fatalement la proie
recherchée, lorsque le bassier s'y présente. Le pêcheur aura profit à scruter
attentivement les levées de sable qui avoisinent parfois de semblables orifices
pour tenter d'y découvrir la trace du passage de l'animal, les coulées
caractéristiques laissées par les pattes ambulatoires ou la traînée en éventail
de sa queue.
Quant aux méthodes de pêche, elles demeurent, je le répète,
fonction de l'habitat même du crustacé.
S'il s'agit d'une cavité calcaire ou granitique, le bassier
utilisera avec profit la fouëne à deux dents parallèles, en fer mou, une espèce
de double harpon à pointes robustes mais flexibles, de 15 à 20 centimètres de long.
Le collier tubulaire de la fouëne aura été préalablement emmanché sur une
longue gaule de bois nécessairement souple, puisque l'appareil ainsi assemblé
aura pour mission de prospecter jusqu'en son tréfonds le trou considéré, pour
tenter de coincer la bête au gîte, ou l'une de ses pattes, entre les deux dents
à écartement. Une fois la prise déferrée (prudemment) et jetée au panier
mannequin, le bassier recommencera son fouënage, dans le même trou, dans le but
d'y piquer un congre probable.
S'il s'agit par contre d'un chaos de pierres entassées, le
bassier gagnera à se faire accompagner par une équipe de deux solides compères.
Armés d'un lourd levier de chêne ou d'acier, ces auxiliaires s'attacheront à
démonter le tas de pierraille, à sec naturellement, pour mettre à jour le
homard qui aura commis la légèreté de s'y abriter — en évitant de
l'écraser, cela se conçoit. Le bassier suivra l'opération d'un œil
particulièrement attentif, de façon à capturer le crustacé à la fouëne, voire à
la main, mais alors toujours à revers, par mesure de sécurité.
Il existe encore une autre manière de chasser le homard.
Mais, outre qu'elle peut sembler paradoxale aux yeux d'un amateur non éclairé,
elle exige une adresse et un sang-froid rarement rencontrés chez un non-professionnel :
la pêche au guignol.
Cet étonnant procédé consiste à repérer un trou à homard
rigoureusement situé à la base d'un rocher ou d'une assise de pierre, l'un ou
l'autre de faible hauteur. L'art du bassier, c'est alors de s'approcher à
revers de l'orifice du trou, et dans le plus parfait silence, de manière à le
dominer en surplomb, puis d'agiter, à l'extrémité supérieure de la cavité,
l'index et le majeur de la main gauche — à la façon d'une marionnette,
justement.
Doué d'une curiosité peu commune et alerté par ce
va-et-vient insolite, qu'il croit être d'origine alimentaire, le homard tient
presque toujours à s'enquérir, à l'orée de son trou, des raisons d'un tel
phénomène comme de la nature de sa probable proie. Dès que la carapace du
crustacé commence à émerger, à la suite des antennes annonciatrices, le bassier
doit plonger de la main droite, à toute volée, pour appréhender d'un seul coup
le corps de la bête, mais aussi loin que possible de ses pinces.
On se doute qu'une telle opération est des plus mal
commodes. Mais elle donne des résultats étonnants, et immédiats, à qui sait la
pratiquer avec art. Un art que je vous souhaite d'acquérir au cours des deux
mois qui viennent, bien entendu.
Maurice-Ch. RENARD.
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