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Quand le bernard-l'ermite déménage …

Quiconque a flâné quelque peu au bord de la mer sait que le bernard-l'ermite habite une coquille volée. (Et même celui qui ne connaît pas la mer, mais n'ignore pas le monde animal, sait que ce crustacé parasite la dépouille d'un mollusque, tant cette pratique est extraordinaire.)

Mais qui connaît les péripéties d'un déménagement ?

Car le pagure — c'est le nom scientifique du bernard-l'ermite (1) — doit changer de maison : cette maison lui est, en effet, plus exactement un vêtement dans lequel il abrite la nudité rose de son ventre mou ; et quand un vêtement devient trop petit, eh bien ! on en change ...

Le crustacé n'adhère nullement à la coquille. Il n'y tient que par son enroulement à l'intérieur du tunnel spiralé de porcelaine et de nacre. Deux petits crochets, tout au bout de son abdomen, lui permettent soit de s'ancrer dans la dernière spire, soit de se libérer.

Mais n'essayez pas de le tirer hors de sa maison ! Plus vous le saisirez fort, plus vous tenterez de le sortir, plus il se cramponnera. Il gonflera même son corps avec l'énergie du désespoir : cette coquille n'est-elle pas sa seule défense contre les ennemis, quels qu'ils soient ? ... Et vous le déchirerez plutôt que de lui faire lâcher prise ? Ainsi, dans la peur d'être tiré hors de chez lui, il se donne plus sûrement à la mort.

Il y a là de quoi éclairer le mécanisme de l'instinct. Ce mécanisme est toujours adapté à des circonstances précises, les circonstances qu'ont rencontrées les ancêtres et les ancêtres des ancêtres tout au long de la lignée spécifique. Lorsque les circonstances changent, l'instinct ne changera pas, et il pourra jouer à contre-sens. Ainsi il causera la mort d'un individu. Mais qu'importe un individu ! Le but de l'instinct, c'est de sauvegarder l'espèce, donc d'être adapté aux circonstances « moyennes » que doivent rencontrer le plus grand nombre d'individus.

Ici, la « circonstance moyenne », c'est l'attaque d'un ennemi qui n'a pas une puissance suffisante pour tirer le bernard hors de sa coquille. Si l'attaqué résiste, il aura la vie sauve. Qu'un homme vienne à saisir le corps du crustacé entre la pince de ses doigts, c'est une circonstance exceptionnelle. L'instinct l'ignore donc ; et il oppose, dans ce cas particulier, la même défense que dans le cas général. Ainsi l'étau des doigts humains rompra-t-il le bernard-l'ermite qui mourra victime de son instinct de résistance, mécanique remontée depuis des siècles une fois pour toutes.

Voulez-vous voir cependant l'abdomen ? ... Attendez que le bernard ait faim et jetez lui quelque nourriture. Ou, dans un aquarium, soyez là à l'heure du « repas des fauves » ... Ainsi, on leur lance un morceau de poisson, — un seul pour qu'il y ait une sérieuse bagarre. Dans la bousculade, une des coquilles peut venir à se renverser. Aussitôt, vous ne verrez plus, dans l'ouverture, que la grosse pince de l'animal qui, prudemment, s'est retiré. Mais attendez encore : le voilà qui sort les pinces, montre les yeux ; il prend des précautions, car, dans la mauvaise posture où le voilà, il peut être assailli par un autre des combattants. En effet, voici une attaque brusque : notre ami s'est de nouveau escamoté ... Les minutes passent. La bagarre cesse ...

Mais le pagure hors de combat ne peut demeurer sur le dos, comme un lutteur terrassé. Alors, ainsi qu'un escargot développant ses cornes, vous le voyez se montrer de nouveau. Il sort ses pinces, son thorax ; il lance ses pattes dans le vide, il cherche à déséquilibrer la coquille pour la faire basculer, à s'appuyer sur le sol ; enfin, dans un rapide mouvement, il réussit à reprendre sa position normale. Durant une fraction de seconde, vous avez pu voir le saucisson rose de son abdomen.

Pour le voir complètement, il est plusieurs moyens. Si l'on ne tient pas à conserver la coquille, il suffit de briser dans une tenaille l'extrémité de l'hélice ; par le trou ainsi pratiqué, on chatouille avec une paille le derrière de la bête. Si l'on veut conserver intacte la maison, on peut la chauffer, soit légèrement à une flamme, soit en la plongeant dans de l'eau tiède ; cependant, pour ne pas abîmer la coquille, on risque de mettre son habitant mal en point.

Aussi, la meilleure solution est-elle de frapper avec un objet quelconque la coquille jusqu'à ce que le bernard, excédé par ce tapage, finisse par quitter cette demeure vraiment pas tranquille.

Voici donc le locataire expulsé de chez lui. Aussitôt, confisquez-lui sa maison pour qu'il ne puisse la réintégrer. Mais vous avez pris soin de lui mettre plusieurs autres habitacles à sa disposition. Il n'est plus qu'un pauvre infirme, traînant misérablement son ventre boudiné.

Il approche des maisons à louer, les examine l'une après l'autre. Les yeux s'agitent au bout de leurs pédoncules ; ils regardent. Les antennes s'agitent ; elles tâtent, elles sentent.

Quand la maison, de l'extérieur, semble convenir, une visite s'impose. Le sans-logis la saisit, palpe les bords de la porte, enfonce une pince à l'intérieur. Oui, l'appartement est libre de tout hôte indésirable ; pas de parasite ; le revêtement de porcelaine est en bon état ... Parfait ... Alors seulement le pagure s'introduit à reculons dans sa nouvelle maison.

Mais nous avons procédé là à une expulsion qui ne se produit pas dans la mer. Comment les choses se passent-elles quand l’animal n'est nullement poussé par l'urgente nécessité de trouver un abri, n'importe lequel ? ... Quand il commence, tout simplement, à se sentir gêné aux entournures et qu'il désire changer de logis ! ... C'est évidemment la règle de sa vie au fond de la mer. Cependant l’observation en est plus difficile.

Le choix d'une coquille est alors une affaire d'état : n’étant pas sans abri, l'animal n'a nul besoin de se presser. Il n'en finit plus d'examiner des coquilles, de les tourner et de les retourner avec ses pattes, de les explorer avec ses pinces. Parfois, il s'immobilise devant une ou l'autre, comme pour réfléchir. Puis, brusquement, il la saisit, se dresse et, rapide, en un seul bond, déménage. On n'a même pas pu le voir dans sa nudité, si preste qu'il semble avoir quelque souci de pudeur ! (Plus exactement, il craint qu'un ennemi ne profite de l'instant où il est sans armure, et le croque ...)

Mais ce n'est pas fini. Il faut éprouver la nouvelle roulotte. Ce sont alors des galops d'essai : la maison tient-elle bien sur le dos ? Est-elle à la bonne mesure ? N'est-elle pas trop lourde ? ... Souvent, l'épreuve n'est pas satisfaisante. Et le pagure change plusieurs fois de coquille ... quitte à revenir à la première, celle où il avait ses bonnes vieilles habitudes.

Pierre DE LATIL.

(1) Voir Le Chasseur Français de juillet 1952.

Le Chasseur Français N°666 Août 1952 Page 474