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Encore les taureaux et la chasse

« Le taureau qui est en piste s'appelle Janot. Il est porteur d'une cocarde de 2.000 francs et de deux glands de 2.000 francs chacun », annonce le haut-parleur.

Dans la géométrie lumineuse de l'arène, le taureau vient de jaillir du toril noir. Tête haute, cornes effilées, son corps se dessine avec netteté. Il regarde avec un étonnement mêlé de colère le cirque qui l'entoure où la foule bruit et les vingt-cinq hommes blancs qui s'alignent le long de la barricade. Il fait le tour de l'arène au galop. Devant lui, les hommes sautent et reviennent dans la piste lorsqu'il a passé.

Les clarines qui avaient annoncé sa sortie résonnent à nouveau ; la course commence. Un homme court vers le taureau en diagonale et dessine un premier razet. Janot baisse la tête et accompagne le razeteur. Il fait face à ses adversaires. Un deuxième razet lui est servi, puis un autre, et soudain il enferme dangereusement l'adversaire, le serre contre la barricade, l'homme s'envole dans les cornes du taureau, qui passe la tête et le poitrail au-dessus des planches, magnifiquement combatif.

Cependant que les primes s'élèvent, portant la cocarde à 5, 10, 15.000 francs, Janot répond à toutes les attaques qui fusent sans arrêt de droite et de gauche, poursuit, enferme, reste maître du terrain. L'air du toréador le salue. Un razet le serre, l'homme et la bête unis dans le même trajet ne font plus qu'un. L'homme saute, la bête pousse à fond son combat, passe à moitié au-dessus de la barricade et, de la corne, décroche l'homme en plein vol et brise la souplesse des gestes.

L'enthousiasme n'a fait que croître parmi les assistants, car confusément le mythe ancestral s'est glissé dans le spectacle.

Janot est un taureau de Camargue. Sa mère, en le mettant au monde, l'a déposé au milieu des joncs où courent les râles et les marouettes, où vermillent les bécassines. Le marais est son élément. Il y trouve sa nourriture, les maigres abris qui le protègent des intempéries. Le gel, la pluie, le vent, la rosée en ont fait une bête dure.

Vers l'âge de un an, il a connu pour la première fois les hommes. Des cavaliers accompagnaient le gardian auquel il est habitué et dont il connaît la voix. Ils ont rassemblé le troupeau. Des hérons dérangés par le mouvement sillonnaient le ciel. Un couple de colverts effleurait les roseaux et tombait d'un coup. Des échasses criaient. Pris dans le demi-cercle des chevaux, poussé par les tridents, il a galopé. Soudain des hommes se sont jetés sur lui, l'ont saisi aux cornes. Couché sur le sol et immobilisé, il a subi l'offense du fer rouge sur la cuisse et du bout des oreilles coupées selon une forme déterminée. Lâché, il a foncé sur tout ce qui se trouvait devant lui et aussitôt il a cherché refuge dans le marais parmi les bêtes sauvages.

Le gibier ne craint pas les taureaux. Les taureaux sont herbivores ; et, s'ils sont combatifs, ils ne sont pas féroces. Ils ne piétinent pas les nids que leur odorat leur permet de déceler. Ils ameublissent la terre qu'ils foulent et, par leurs bouses, attirent à la surface du sol les insectes qui nourrissent les oiseaux. Ils pâturent dans la nature inculte. Leur domaine est aussi le cadre de la chasse.

Le chasseur qui pénètre dans un gardage doit refermer la porte derrière lui ; cette porte est faite de piquets à claire-voie reliés par des fils de fer dont une boucle terminale entoure un autre piquet fixé dans le sol. Les taureaux considèrent longuement l'intrus. Mais on ne peut citer que des cas isolés de charge. Ils ne craignent pas les coups de fusil. Cependant, les mères défendent leur petit lorsqu'elles le croient en danger.

Les taureaux n'aiment pas les chiens et leur font face. En bordure d'un gardage j'avais tiré un perdreau qui, décroché d'un peu haut, était tombé net assez loin. Mon cocker, qui rapporte par plaisir, courait vers le point de chute lorsque deux vaches sortirent derrière un tamaris et s'arrêtèrent à côté du perdreau mort. Le cocker, devant ces deux masses noires, haut encornées, s'arrêta. Les deux vaches finirent par s'éloigner et je pus récupérer mon perdreau.

Une autre fois, du côté de Faraman, je passais en auto, avant l'ouverture, à côté d'un petit marais couvert de foulques. Il y avait aussi quelques canards. Je m'arrêtais pour regarder. Je voyais les foulques s'écarter sans hâte ou esquisser un petit vol à cause de quelque chose que je ne distinguais pas et qui se déplaçait dans les roseaux. Arrivé au clair, je vis que la chose était un énorme taureau, croisé ou de race espagnole, comme en ont les élevages de cette partie de la Camargue. J'avais dû le gêner et il allait vers la rive d'en face. Son poitrail fendait l'eau qu'il écartait avec le gibier, et tout se refermait derrière lui. Puissamment, il atteignit la terre, ruisselant comme un dieu marin et s'éloigna derrière les tamaris.

Les taureaux font partie du paysage de la chasse en Camargue. Qu'il s'agisse de la manade entière formant une mouvante ligne noire hérissée de cornes, d'une bête isolée qu'on rencontre inopinément et dont on se méfie, de mères accompagnées de leurs petits et qu'on préfère voir de loin pour ne pas déclencher la réaction de l'instinct maternel, on a sans cesse le sentiment de leur présence. Le soir, c'est leur piétinement dans le marais qui fait un bruit sourd, leur beuglement ; le matin, ce sont les masses noires de ceux qui ont franchi la clôture dans la nuit et dans lesquelles on se tape à l'improviste.

En septembre, la période des courses est loin d'être terminée. On assiste souvent au triage, par les gardians, de six taureaux d'une course. Rassemblés avec le « simbeu », la vache conductrice seule porteuse d'une cloche, ils sont conduits au galop par les cavaliers vers le « bouvau » où ils sont enfermés ; de là on les pousse dans le char qui les conduit aux arènes de Lunel, Beaucaire, Nîmes, Arles, où bien d'autres places de moindre importance.

Lorsqu'un taureau entre en piste, ce n'est pas un animal quelconque, mais une bête douée d'une personnalité qui évoque les paysages lacustres chers au chasseur de sauvagine.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°667 Septembre 1952 Page 521